"Il est donc impossible de comprendre l'état des choses (...) sans prendre en compte la conversion collective à la vision néo-libérale qui, commencée dans les années 70, s'est achevée au milieu des années 80, avec le ralliement des dirigeants socialistes (...) [Ce changement] s'est accompagné d'une démolition de l'idée de service public, à laquelle les nouveaux maîtres à penser ont collaboré par une série de faux en écriture théorique et d'équations truquées, fondées sur la logique de la contamination magique et de l'amalgame dénonciateur à laquelle ont eu si souvent recours, dans le passé, leurs adversaires marxistes : faisant du libéralisme économique la condition nécessaire et suffisante de la liberté politique, on assimile l'intervention de l’État au "totalitarisme" ; identifiant le soviétisme et le socialisme, on pose que la lutte contre les inégalités tenues pour inévitables est inefficace (ce qui n'empêche pas de lui reprocher de décourager les meilleurs) et ne peut en tout cas être menée qu'au détriment de la liberté ; associant l'efficacité et la modernité à l'entreprise privée, l'archaïsme et l'inefficacité au service public, on veut substituer le rapport au client, supposé plus égalitaire et plus efficace, au rapport à l'usager et on identifie la "modernisation" au transfert vers le privé des services publics les plus rentables et à la liquidation ou à la mise au pas des personnels subalternes des servies publics, tenus pour responsables de toutes les inefficacités et de toutes les "rigidités"." (P 221)
Le propos est clair et même si Bourdieu s'en défend, son livre est politique. Le projet, en lui-même, ressemble déjà à un programme : une série d'entretiens avec des anonymes, des quidam qui ont pour point commun d'être les perdants du système libéral, les "dominés" (pour reprendre un terme souvent employé dans le livre). Des entretiens menés par Bourdieu et son équipe, puis analysés. Et entrecoupés de quelques réflexions qui constituent, pour moi, les pages les plus intéressantes du livre.
Ces entretiens sont classés selon une organisation thématique, ce qui nous permet, à nous lecteurs, d'aller directement vers les sujets qui nous intéressent le plus ou de lire dans l'ordre, comme on veut. Parmi les thèmes abordés, il y a la démission de l’État ou le "vivre-ensemble".

C'est ce thème du "vivre-ensemble" qui commence l'ouvrage. Des anciennes cités ouvrières de Longwy aux banlieues des grandes villes, Bourdieu et ses disciples interrogent des personnes qui vivent dans des lieux marqués socialement, des lieux qui, dans l'esprit des gens qui ne les connaissent pas, constituent des repoussoirs. Des lieux où cohabitent deux populations : des anciens qui sont là depuis les années 60 et qui aiment profondément vivre là, et d'autres, arrivés ici sans en avoir le choix, parce qu'ils sont trop pauvres pour se payer un logement ailleurs. Une population divisée qui permet à Bourdieu de montrer comment ces cités ont évolué depuis leur construction.
La situation sociale qui a changé : avant on n'allait pas vraiment à l'école puisque le travail était assuré dans l'usine où travaillaient déjà le père, le grand-père et toute la rue. Maintenant, les plans sociaux ont fermé les usines ou réduit sévèrement les emplois, l'avenir n'est plus assuré, il faut faire des études pour ne pas être chômeur mais même l'école ne donne plus d'illusion : ce ne sont pas les études ou les diplômes qui permettront de sortir de la misère ou de trouver un travail. Les études permettent juste de ne pas s'inscrire trop tôt au chômage.
L'arrivée de l'immigration pose aussi des problèmes de cohabitation entre des personnes de cultures différentes. On accepte les étrangers à condition qu'ils vivent comme nous. Là aussi, cette arrivée inclue une transformation de la société, et ce sont ces changements qui ne sont pas acceptés et qui font peur. Parce qu'ils sont susceptibles d'entraîner une remise en cause de ce qui existait jusqu'alors.
Sentiment de fragilité (sociale, mais aussi familiale : le chômage des parents réduits d'autant l'autorité parentale) qui entraîne la peur et le rejet des autres.

Sociologie très engagée politiquement : l'équipe de Bourdieu accuse l’État d'être responsable de la faillite sociale, du malaise qui réside dans les rapports humains et les rapports au travail. Un État responsable parce qu'il suit une philosophie socio-économique destructrice. Nous sommes donc bel et bien dans un texte opposé à l'utra-libéralisme.
Il faut voir, par exemple, comment est décrit l'effondrement des ghettos noirs étatsuniens. Comment sont-ils devenus des zones abandonnées de tous, où la police n'ose plus mettre les pieds, des quartiers livrés aux gangs avec tout leur lot de violence ? Parce que l’État les a abandonnés. Parce que, pris dans une logique de réduction des dépenses de l’État, on laisse de côté les populations les plus pauvres, qui sont les plus grandes consommatrices d'aides sociales. Et ces quartiers délabrés coutent également très chers à entretenir. Sans compter la désaffection des services publics en général, qui se fait encore plus ressentir dans ces quartiers, alors que les quartiers blancs et plus aisés fait plus régulièrement appel à des offres privées, de meilleure qualité (comme c'est le cas des écoles, par exemple). Enfin, n'oublions pas que la majorité des électeurs sont blancs, et que les politiciens jouent énormément sur le thème "je ne vois pas pourquoi nous paierions des impôts pour les délinquants".

Ce livre d'un millier de pages est une plongée formidable au coeur de la population la plus fragilisée par l'arrivée de l'ultra-libéralisme. Il peut se lire par petits bouts, des le désordre, ou d'un seul coup. Les entretiens sont certes analysés par les sociologues, mais leur lecture permet aussi de découvrir d'autres thèmes passionnants.
Passionnants et révoltants. Comme cette travailleuse sociale du Nord qui a été virée parce qu'elle était trop efficace. Ayant créé un véritable dynamisme dans une cité de banlieue, elle avait instauré un engagement des populations locales dans leur propre cité. Quand on voit les reproches qui lui sont faits, on comprend un des enjeux masqués de nos dirigeants : ne surtout pas assurer de cohésion sociale, mais au contraire diviser la population, instaurer des peurs, des méfiances, faire vivre dans un climat anxiogène. L'analyse du rôle des média (en prenant l'exemple des crises des banlieues) est des plus passionnantes et des plus instructives. Créer la peur pour diviser la population, entretenir des images stéréotypées (les jeunes sont des "casseurs"). C'est contre tout cela que se bat Bourdieu. Ses analyses sont des remises à niveau et son livre nous rappelle l'état de la société française.
Indispensable.

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le 13 juil. 2014

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SanFelice

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