Un classique, auquel j'ai pu faire référence plusieurs fois ces derniers temps, mais que je n'avais encore jamais lu, honte sur moi. Prix Hugo, Nebula et Locus 1976, tout de même : un classique, vous dis-je. Un incontournable, même, probablement ; au moins quelque chose qui valait le coup d'être lu, en dépit de sa couverture paléomoche [J'ai lu, 1996] (qui nous montre bien que, finalement, ça s'est peut-être un peu arrangé pour ce qui est de l'illustration SF).

Tout commence en 1996, alors que l'humanité maîtrise depuis quelque temps déjà le procédé du « saut collapsar » lui permettant de partir à la conquête de la galaxie (*snif*). Evidemment, il fallait bien que ça couille quelque part... Et c'est dans la constellation du Taureau que le drame a lieu : un astronef terrien y est détruit dans des circonstances mystérieuses par des extraterrestres tout aussi mystérieux, que l'on s'empresse de baptiser « Tauriens ». La Terre, inévitablement, entend bien se venger et lancer la riposte. Un acte de conscription d'un genre particulier est lancé afin de recruter une soldatesque d'élite destinée à massacrer les aliens ; parmi ces cent recrues triées sur le volet (cinquante hommes, cinquante femmes, tous des étudiants surdoués), nous suivrons plus précisément le soldat William Mandella, tout au long de sa carrière militaire... qui durera plusieurs siècles. En effet, à la formation périlleuse et meurtrière et aux atroces combats interplanétaires, s'ajoute un autre drame pour ces soldats d'une nouvelle ère : les phénomènes relativistes aidant, leurs quelques années de service correspondent à des décennies, voire des siècles, sur Terre... Ainsi se referme sur eux un terrible piège : dès l'instant qu'ils ont intégré l'armée, ils se sont condamnés à ne plus pouvoir la quitter, si ce n'est les pieds devant ; tout retour chez eux est impensable : le monde a trop changé, ce n'est plus le leur ; les civils n'ont pas conscience de ce qui se passe au-delà du système solaire ; et la guerre s'éternise, meurtrière et absurde...

On ne sera guère surpris d'apprendre que Joe Haldeman, scientifique de formation, est un vétéran du Vietnam : cela ressort de chaque page. Et dans le questionnement du retour à la vie civile, notamment, La guerre éternelle ne manquera pas de faire penser à, par exemple, Voyage au bout de l'enfer, ou encore au premier Rambo (First Blood, pas terrible, certes, mais quand même incomparablement moins con que les suivants...). Le roman suinte de ce même traumatisme vietnamien, de ce choc causé par le conflit au sein de toute une génération, entre flower power et théorie des dominos.

Aussi, sous cet angle, et quand bien même il s'en inspire très clairement (Haldeman ne l'a jamais nié), La guerre éternelle est en définitive très différent du (pré-vietnamien...) Starship Troopers de Robert Heinlein. Certes, dans les deux romans (et il en va de même, plus récemment, dans ceux de John Scalzi qui s'en réclament ouvertement), nous suivons la carrière militaire d'un simple troufion à partir de son engagement et de sa (rude) formation, puis tout au long de ses (très rudes) expériences sur le front, tandis qu'il monte en grade (ici, le grade de William Mandella détermine les différentes parties du roman, ce qui n'est certainement pas innocent). Certes, dans ces deux romans (c'est cette fois moins vrai pour ce qui est du Vieil Homme et la guerre et des Brigades fantômes, qui empruntent également à d'autres sources), l'héroïsme à médailles et la vaine gloriole militaire sont laissés de côté pour céder la place à la sordide réalité de la guerre, à son horreur, à sa cruauté. Mais là où Starship Troopers (je parle toujours du roman d'Heinlein, hein, pas du film de Verhoeven...) évite tout jugement de valeur à l'encontre de la guerre, du militarisme et de l'impérialisme pour en rester au « simple » éloge de l'armée, là où Scalzi ne prend pas clairement parti, alternant entre piques d'humour à froid et « réalisme » désabusé, Haldeman, lui, s'engage résolument : La Guerre éternelle est de toute évidence un roman anti-militariste, la guerre y est dénoncée dans toute son horreur et son absurdité... et l'armée avec. Grosse différence avec Heinlein ici, donc.

Et c'est sans doute là ce qui est le plus intéressant dans ce roman, quand bien même l'auteur, évidemment impliqué, ne rechigne pas à la caricature de temps à autre. C'est ici tout le système militaire qui se retrouve démonté, sa folie kafkaïenne, son hypocrisie, son mépris pour l'homme. L'armée ment, instrumentalise, manipule ; elle pratique volontiers le double discours, ainsi dans ses promesses aux engagés ; mais le plus horrible, sans doute, est qu'elle devient pour eux, par la force des choses, leur seul point d'attache, leur foyer, leur patrie en somme : ils ne peuvent plus s'intégrer dans un monde civil qu'ils ne comprennent plus et qui a changé sans eux ; ils n'ont pour eux que l'armée. « Engagez-vous, rengagez-vous, qu'y disaient... » Ou, plus prosaïquement sans doute : « Passez par la case départ et touchez 20 000 $. » 20 000 $ qui ne servent à rien... Les soldats n'ont pour eux que le Corps, comme dans la devise des marines. Pas d'espoir, pas d'avenir : ils mourront soldats, un jour ou l'autre ; les siècles défilent autour d'eux, et l'échéance fatidique ne fait que se rapprocher. Il n'y a pas d'autre alternative.

La Guerre éternelle tient du cri de colère, de l'exutoire, de l'exorcisme. Mais un exorcisme étrangement froid et détaché : dans l'anamnèse du Vietnam, Haldeman se montre finalement peu humain, et nous livre froidement ses horreurs, l'une après l'autre, sur le front comme sur l'arrière. On est bien loin, sous cet angle, de l'extraordinaire Abattoir 5 de Kurt Vonnegut, antérieur de quelques années, et qui se livrait à une catharsis comparable pour les atrocités de Dresde. Mais voilà : sans doute cela n'engage-t-il que moi, mais Haldeman ne m'a pas vraiment touché avec son roman. Et quand bien même on en ressent presque nécessairement la force sous-jacente, quand bien même son authenticité ne saurait faire de doute, je ne cacherai pas ma relative déception à la lecture de cet « incontournable ».

En effet, au-delà de ses qualités quasi pamphlétaires, La Guerre éternelle m'a fait l'effet d'un roman finalement assez médiocre : personnages plats, ellipses pas toujours bien gérées, manque d'émotion comme de finesse dans la forme... Sans oublier quelques maladresses ici ou là : l'impossibilité du retour à la vie civile, ainsi, passe pour une bonne part par la thématique de la sexualité ; en soi, l'idée n'est certainement pas mauvaise, mais son traitement ne m'a pas du tout convaincu : c'est peu vraisemblable, un peu gros, limite beauf...

Sur ce point comme sur bien d'autres, en fait, La Guerre éternelle accuse à mon avis le poids de son ancienneté. On a souvent dit que c'était un prix Hugo largement mérité, et qui restait d'actualité ; sur le fond, admettons... mais il n'en a pas moins terriblement vieilli au-delà. Et son statut de « pionnier » joue contre lui : à chaque page, j'ai eu le sentiment d'avoir déjà lu ça ailleurs... et en mieux. Souvent, à vrai dire, chez des auteurs qui ne cachent pas avoir puisé une part de leur inspiration dans ce livre ! Prenez Scalzi, justement, et son traitement de la sexualité des soldats (les orgies de « l'élite » des Brigades fantômes font directement penser à celles de La Guerre éternelle...) ; de même pour les innombrables scènes de formation à la vie militaire : il y avait déjà Starship Troopers, mais, depuis, Full Metal Jacket est passé par là... Je ne cacherai pas que j'ai trouvé le début du roman franchement laborieux (si les nombreux passages consacrés aux difficultés suscitées par les armures de combat contribuent au réalisme et à l'horreur du roman, ils n'en sont pas moins assez ennuyeux, je trouve...), et qu'il ne m'a semblé commencer à devenir intéressant qu'à partir du « retour à la vie civile ». Dès lors, on oscille sans cesse entre de brefs passages passionnants, d'autres bien plus plats, et d'autres enfin tout simplement ratés (au passage, la fin est franchement grotesque...).

Qu'on ne m'accuse pas d'anachronisme : si l'on replace La Guerre éternelle dans le contexte de sa rédaction et de sa publication, on peut très bien comprendre l'enthousiasme qu'il a pu susciter ; je reconnais volontiers qu'en 1976, ce n'était certainement pas un prix Hugo volé. Mais il ne s'agit pas ici de faire œuvre d'historien, simplement de rendre compte d'un plaisir de lecture ; et, sous cet angle, La Guerre éternelle me paraît assurément daté, et peu enthousiasmant pour le lecteur le découvrant trente ans plus tard. Si le thème central reste bien évidemment d'actualité, c'est un roman qui a vieilli par trop d'aspects au-delà pour me convaincre véritablement. Je ne regrette pas sa lecture : c'est un fondamental, qui permet sans doute d'envisager d'un œil plus critique les (nombreuses) œuvres ultérieures qui s'en sont plus ou moins directement inspirées ; ma curiosité est bien satisfaite, mais, pour le reste, je n'y ai pas trouvé ce que j'en attendais. Déçu, donc...

On a parfois dit de Joe Haldeman que, à l'instar d'un Dick ou d'un Vonnegut, il avait sans cesse écrit le même roman ; cette seule lecture, bien sûr, ne me permet pas d'en juger. Mais je confesse qu'elle ne me donne guère envie de lire davantage d'œuvres de l'auteur, y compris les « fausses suites » de La Guerre éternelle (qui n'ont rien à voir semble-t-il, au-delà de la parenté de titre), La Paix éternelle (diversement accueillie...) et La Liberté éternelle (visiblement pas top...). Tant pis.
Nébal
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le 23 oct. 2010

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