Raconter l’histoire de l’URSS à travers les animaux d’une ferme, en voilà une idée que j’ai trouvé aussi singulière a priori que géniale a posteriori. Le choix de mettre en scène des animaux qui parlent comme personnages peut paraître stupide de prime abord mais elle marche très bien en fait. D’abord, on retrouve des sens métaphoriques dans le choix des animaux pour tels types de personnages ou de comportements, les moutons formant une masse considérable facilement influençable par exemple.


En plus, cela créé certains décalages comiques ici et là qui rendent le récit plus divertissant (des oiseaux qui lâchent des fientes sur les ennemis c’est plus rigolo que des bombardements bien que ça occupe ici la même fonction). Enfin, ça permet de rendre plus impactant des passages dramatiques ou violents auxquels on ne s’attend pas forcément à cause de l’aspect bon enfant très appuyé au début avec cet humour burlesque.


L’histoire racontée part bel et bien du début, le point de départ de la révolution c’est la répartition des richesses vécue comme injuste : « Notre pays est-il donc si pauvre qu’il ne puisse procurer à ceux qui l’habitent une vie digne et décente ? » avec une classe clairement identifiée comme parasite, captant une grande partie de la richesse sans le mériter et sans la redistribuer derrière. Ça n’est pas anodin de rappeler cet état de fait, une révolution n’apparaît pas sans raison, elle est une réponse à une situation d’injustice, elle né de bonnes intentions et a le potentiel, peut-être même qu’elle est la seule à avoir le potentiel, de renverser le cours d’une histoire mais l’auteur pousse l’analyse plus loin.


Le sage incarne le théoricien qui ne pense qu’à divulguer ses convictions sincères devant amener à un monde meilleur en espérant qu’elles trouvent écho dans le temps et finissent par se concrétiser mais sans qu’il ne soit là pour y veiller, dont la mise en œuvre, l’évolution, la pérennisation lui échappent complètement. Il y pense, il anticipe la possibilité que cela soit détourné de ses volontés mais il ne peut qu’espérer que ses consignes soit comprises et reprises, c’est pas du tout innocent de séparer ce personnage du reste de l’intrigue.


Le rythme du livre a beau être ultra soutenu, il montre clairement que le processus révolutionnaire est progressif avec beaucoup d’apathie ou d’incompréhension de ceux et de celles à convaincre par des intellectuels n’arrivant que difficilement à leur parler. On note des pics subtils à la religion qui est utilisée pour maintenir un obscurantisme dans l’intérêt des dominants, à l’égoïsme de certains qui n’envisagent la révolution que s’ils y voient un intérêt immédiat et palpable pour eux…


Dès la révolution faite, on sent déjà les premiers signaux d’alerte sur le fait qu’une scission se fait entre les décisionnaires et le peuple sur les grandes directives et la répartition des richesses, que l’on cherche à tout prix à être plus efficace que sous l’ancien système, que les principes fondateurs sont simplifiés et réinterprétés pour être mieux assimilés par tous, que la vision révolutionnaire est la seule à être acceptée…


Toujours sur un rythme très soutenu, le récit s’étend ensuite aux autres idéologies libérales et autoritaires (États-Unis et IIIème Reich sans aucun doute possible) qui sous-estiment à tort l’efficacité du modèle communiste à produire efficacement, à maintenir l’ordre, à se défendre… au conflit entre les décisionnaires avec l’internationaliste éloquent et le nationaliste brutal (Trotsky et Staline sans aucun doute possible).


Les événements sont extrêmement simplifiés mais ça a ses avantages, ça permet de comprendre explicitement le déroulement de la situation, de dynamiser la lecture de sorte que l’ennui me paraît impossible et d’apporter aussi une critique sur le fait que des choses aberrantes se passent mais au final l’histoire n’en retiendra que peu de résistances, le terme « gêne passagère » voulant bien dire ce qu’il veut dire, au profit de ce qui s’est finalement produit.


C’est un thème fort qui traverse l’œuvre et qui se retrouve dans d’autres du même auteur, notamment 1984 : la façon dont un système va s’imposer à un individu qui va en venir à l’accepter ou à au moins ne pas le combattre alors que la situation paraît au lecteur parfaitement révoltante. La différence c’est qu’ici c’est appuyé par le rythme très rapide du récit là où 1984 énonce beaucoup plus posément et longuement son propos, deux méthodes différentes mais efficaces chacune à leur manière à mon sens.


En fait, je crois que le pivot de l’intrigue et donc de ce que l’auteur interprète de l’histoire du communisme il est là : quand le système n’est plus ce qu’il devrait être mais qu’il parvient à se maintenir en empêchant la venue d’une forte réaction voire d’une nouvelle révolution (selon le principe de révolution permanente mis clairement à mal ici), on se dirige dans l’impasse tel qu’il la représente à la fin ultra pessimiste de 1984.


Ici les moyens employés sont une relecture de ceux de l’URSS bien connus (culte de la personnalité, propagande mensongère, usage de la force, contrôle omniprésent, entretien de la paranoïa…) et les résultats on ne peut plus explicites avec la mort d’innocents. Tout cela est très bien résumé dans cette citation du livre :


« Ces scènes d’épouvante et ces massacres, ce n’était pas ce que nous avions appelé de nos vœux la nuit où Sage l’Ancien avait exalté en nous l’idée du soulèvement. Nous voulions une société d’animaux libérés de la faim et du fouet : ils auraient été tous égaux, chacun aurait travaillé suivant ses capacités, le fort protégeant le faible. Au lieu de quoi – elle n’aurait su dire comment c’était arrivé – des temps sont venus, où personne n’ose parler franc, où partout grognent des chiens féroces, où l’on assiste des exécutions de camarades dévorés à pleines dents après avoir avoué des crimes affreux. Il ne lui venait pas la moindre idée de révolte ou de désobéissance. Quoi qu’il arrive, elle serait fidèle, travaillerait ferme, exécuterait les ordres, quand bien même ce n’était pas pour en arriver là qu’elle et tous les autres avaient espéré et pris de la peine. »


Tout en faisant preuve de ce fonds critique très intéressant, le récit n’en manque pas de contenir des instants tragiques des plus efficaces comme avec Malabar, le travailleur discipliné arrivant près d’une retraite bien méritée. Je trouve ce passage très prenant, et la façon dont c’est raconté laisse planer le doute un moment sur un brin d’espoir, l’apathique par excellence lui-même en la personne du vieil âne semble révolté mais cela ne s’avérera finalement rien de plus qu’une autre gêne passagère.


La fin de la ferme des animaux pose plusieurs piliers repris dans 1984, « il n’y avait rien à quoi comparer leurs vies actuelles ; rien à quoi ils pussent s’en remettre, que les colonnes de chiffres, lesquelles invariablement prouvaient que tout toujours allait de mieux en mieux. » Évidemment, le message final ici se porte plus sur le fait que lentement mais sûrement, le système communiste subversif et révolutionnaire est devenu un système productiviste avec classes dominantes et classes dominées sans aucune distinction avec les autres auparavant décriées.


Néanmoins, je considère La ferme des animaux comme une brillante illustration amusante et émouvante de l’histoire de l’URSS dont la lecture ne peut qu’être suivie pour être complète de 1984 qui en raconte finalement les projections lointaines imaginées par l’auteur, dans un ton et sous un format très différent bien entendu mais dans le fonds c’en est la continuité spirituelle à mes yeux.

damon8671
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le 8 déc. 2017

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