Des trois brefs romans – ou longues nouvelles – qui constituent l’« Histoire des Treize », La Duchesse de Langeais est celui dont les grandes lignes de l’intrigue sentimentale me semblent les plus plausibles, en même temps que les plus inactuelles. C’est-à-dire que si on met de côté le couvent et la partie « gothique », on se retrouve avec ceci : un homme aime une femme qui joue avec cet amour, jusqu’à ce qu’en cessant de la voir il la rende à son tour amoureuse (1).

En d’autres termes, et ce n’est pas toujours le cas chez le romancier : cela pourrait arriver à tout le monde (2). Cependant, sous la plume d’Honoré de Balzac, on est loin de Brandon et Brenda qui se crêpent le chignon sur un plateau de téléréalité : « vous pardonnerez à un homme de cœur de se trouver humilié en se voyant pris pour un épagneul » (p. 977 en « Pléiade »), dit Armand de Montriveau à Antoinette de Langeais, et c’est probablement la réplique la plus grossière du roman, ce qui donne une idée de la teneur générale du propos.


Quiconque, à l’âge des réseaux dits sociaux, imagine mettre le doigt sur quelque chose de nouveau en parlant de friendzone ou de ghosting en sera donc pour ses frais. « Quand un outrage est public, une femme aime à l’oublier, elle a des chances pour se grandir, elle est femme dans sa clémence ; mais les femmes n’absolvent jamais de secrètes offenses, parce qu’elles n’aiment ni les lâchetés, ni les vertus, ni les amours secrètes » (p. 937) : on peut trouver le propos essentialisant, trop restrictif, ou même faux, mais difficile de prétendre qu’on resterait au ras des pâquerettes.

En termes de narration, l’essentiel du récit est une longue analepse (flash back pour les anglophiles) encadrée par deux épisodes plus récents (1818-1819 pour l’analepse, 1823 pour le cadre). Et Balzac utilise un procédé que deux de ses lecteurs, Barbey d’Aurevilly et Dostoïevski, systématiseront plus tard : un rythme très lent au début, une accélération de plus en plus marquée et un final d’une prestesse incroyable.

Et pendant qu’on parle jeux d’influences, difficile de ne pas lire dans le ton de certains passages quelque chose de stendhalien : « La duchesse pensait sans doute qu’en voyant le général la suivre au bal en bottes et en cravate noire, personne n’hésiterait à le croire passionnément amoureux d’elle. Heureux de voir la reine du monde élégant vouloir se compromettre pour lui, le général eut de l’esprit en ayant de l’espérance » (p. 957). Balzac peut être péremptoire et brutal dans ses affirmations – et il l’est souvent dans La Duchesse de Langeais –, mais sait aussi formuler les choses avec douceur.


Quant au thème majeur du roman, je suis de moins en moins certain qu’il s’agisse de l’amour : il me semble, comme dans les deux autres morceaux de l’« Histoire des Treize », que l’intrigue amoureuse masque une question centrale, celle de la force. Ce ne serait certes pas la première fois qu’une relation amoureuse – avec tous les guillemets que ce roman apporte à l’adjectif – est assimilée à une lutte, mais celle d’Armand de Montriveau et de Mme de Langeais exclut un certain nombre d’éléments, ce qui rend cette lutte particulière : pas d’amour parasite concernant l’un ou l’autre, ni même de troisième personnage pour intervenir de façon déterminante, pas de donnée économique ou financière, pas de délai autre que celui qu’ils se fixeraient… Autrement dit, ils sont entièrement tournés l’un vers l’autre, dans un dispositif épuré qui serait assez proche de celui d’une sorte de bras de fer sentimental. Ainsi chacun d’eux cherche à faire plier son adversaire.

Je vais un peu plus loin. Chacun exerce sa force en direction de l’autre, mais aussi vers soi-même : « Armand et Mme de Langeais ressemblaient à ces fakirs de l’Inde qui sont récompensés de leur chasteté par les tentations qu’elle leur donne » (p. 965). Balzac n’est certes pas, ne sera jamais Sacer-Masoch. Mais aucun protagoniste de La Duchesse de Langeais ne s’épargne (3) : une duchesse qui s’enfermera au couvent, un général qui « se méprisait de ne pas avoir la force de dire un mot, et ne le disait pas. » (p. 974)…

C’est aussi qu’en 1834, un romancier peut sans aucun embarras faire dire à un personnage qui conseille son ami à propos de la femme que ce dernier convoite : « Frappe. Quand tu auras frappé, frappe encore. Frappe toujours, comme si tu donnais le knout. Les duchesses sont dures, mon cher Armand, et ces natures de femme ne s’amollissent que sous les coups ; la souffrance leur donne un cœur, et c’est œuvre de charité que de les frapper » (Ronquerolles, p. 982).

Bien sûr, ces coups-là sont à prendre au sens figuré – mais est-ce vraiment certain ? Et bien sûr, en matière de coups – figurés –, la duchesse n’est pas en reste. Mais il me semble que tout cela rattache bien La Duchesse de Langeais à ce que sont pratiquement tous les récits de La Comédie humaine : des rapports de force. On soulignera que, la coquette Mme de Langeais représentant la très haute société parisienne, ce rapport de force n’exclut pas une lecture politique : « la France, femme capricieuse, veut être heureuse ou battue à son gré » (p. 930). Je n’insisterai pas sur les implications de cette apposition : « la France, femme capricieuse ».

Et je ne parlerai même pas du rôle que joue la musique dans La Duchesse de Langeais.


(1) Peut-être amoureuse n’est-il pas le mot juste ; mais alors quelque chose comme ça. Du reste, il se passera encore autre chose ; pas d’inquiétude, je ne divulgâche pas l’essentiel.

(2) D’ailleurs, c’est arrivé à Balzac. La duchesse réelle était Mme de Castries. Une critique érudite du XXe siècle aurait insisté sur cette dimension autobiographique ; une critique qui voudrait coller à son année 2024 insisterait sur les résonances avec l’expérience de vie de son auteur.

(3) Ils n’épargnent certes pas l’autre non plus : « La duchesse fondit en larmes. / “Épargnez-vous donc ces pleurs, madame. Si j’y croyais, ce serait pour m’en défier. […]” » (p. 995).

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le 21 janv. 2024

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