Ceux qui connaissent déjà Michael Connelly, en particulier à travers les romans sur Harry Bosch, ne seront pas dépaysés ici, même si le personnage principal est différent. On peut affirmer que Michael Haller est le pendant de Bosch, l'autre fléau de la balance. Ils sont opposés sur les bancs de la justice, certes, mais ils sont finalement très proches. Haller, de son propre aveu, est très "old school", il est détesté par le milieu judiciaire de Los Angeles et il est une sorte de loup solitaire, autant de qualificatifs qui s'appliquent sans réserve au fameux policier créé par Connelly.
Une fois de plus, à la lecture de cette Défense Lincoln, on sent que Connelly est un très grand connaisseur du système policier et judiciaire américain. L'ancien journaliste apparaît à chaque instant, et le romancier réussit avec maestria à équilibrer un réalisme quasi-documentaire (et très critique) avec une histoire dont le suspense monte crescendo, jusqu'à une seconde moitié où le lecteur est littéralement prisonnier du roman.


Connelly passe donc une bonne partie du début du roman à nous expliquer par l'exemple le fonctionnement de la justice aux USA. Attention, il ne s'agit pas d'un exposé magistral et rébarbatif, l'auteur est trop bon romancier pour tomber dans un tel piège.
La vision qu'il développe est très critique, et Michael Haller, narrateur du roman, apparaît vite comme un cynique. Pour lui, la justice américaine n'a pas grand chose à voir avec les notions de Bien et de Mal, de culpabilité ou d'innocence. Tout cela, c'est bon pour les beaux discours, mais pas dans le fonctionnement quotidien. Ce qui importe, ce n'est même pas la vérité. D'un côté, l'accusation doit accumuler des preuves et des témoignages, de l'autre la défense doit prendre ces preuves et ces témoignages et les démonter. Haller se définit comme un "neutraliseur" : s'il parvient à "neutraliser" l'accusation, alors il bénéficiera du fameux "doute raisonnable".
Pour cela tous les moyens sont bons. C'est la recherche de la faille dans les fondations de l'accusation. Et si, pour cela, il doit ridiculiser en plein procès des policiers qui n'ont pas été assez consciencieux, il n'hésitera pas à le faire. L'avocat n'a pas à prouver l'innocence de son client, il doit juste détruire les preuves qui l'accuseraient. Ou, au moins, entrainer un doute. Là où le procureur apporte une vision toute noire, l'avocat doit amener cette vision vers le gris. Le gris, c'est la zone du doute.
Et la vérité dans tout cela ? La seconde partie du roman s'intitule "a world without truth". Un titre suffisamment explicite. La justice repose sans doute sur de grands idéaux, mais dans la réalité quotidienne elle ne traite pas de la vérité, mais des apparences. C'est ce jeu sur les apparences qui se déroule lors du procès, véritable scène de théâtre. Un jeu où Haller est passé maître : l'avocat est un véritable illusionniste, jetant de la poudre aux yeux de tout le monde, y compris son propre client.


L'autre aspect sombre du système judiciaire américain, c'est le rôle de l'argent. L'argent nécessaire pour avoir le bon avocat, celui qui s'est affilié avec un enquêteur privé. L'argent, Haller ne regarde pas sa provenance. Il sait d'où il vient : la plupart de ses clients sont des trafiquants de drogues ou des membres de gangs. Il sait que c'est de l'argent sale. Mais c'est de l'argent, et c'est ça qui importe.
Connelly en profite, au passage, pour décrire l'injustice qui sert de fondement à la société américaine dans son ensemble. Les personnes qui, nées au mauvais endroit, condamnées à fréquenter des écoles publiques en déliquescence, abandonnées par un état qui a fait disparaître toute forme de solidarité sociale, se retrouvent vite dans des gangs ; pour elles, le passage par la prison, sorte de rite initiatique, ne servira qu'à acquérir plus d'expérience et à devenir un plus grand criminel.


Tout cela se découvre progressivement au fil du roman. L'intelligence de Connelly est de ne pas nous faire un long exposé pré-liminaire mais de distiller tout cela petit à petit au fil des épisodes du roman.
Et donc, de ne jamais abandonner son histoire. Une histoire qui paraît toute simple au début. Mais avec un auteur comme Connelly, il faut se méfier des histoires toutes simples. Sans nous en rendre compte, on se retrouve piégés dans une mécanique infernale. L'étau se resserre, le rythme s'accélère.
Là, je ne vais rien en dire de plus, de peur de trop en dire. Mais si vous aimez les suspenses judiciaires et les romans à procès, celui-ci devrait particulièrement vous plaire.

SanFelice
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le 4 juin 2017

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