La Danseuse
6.7
La Danseuse

livre de Patrick Modiano (2023)

Ce temps qui passe s'en jamais vraiment s'en aller...

Chez Patrick Modiano, le temps n’est pas linéaire, ni même circulaire. C’est un millefeuilles dont les plans morcelés s’enchevêtrent, un caléidoscope qui, dans notre magma mémoriel, brasse des éclats de temps demeurés intacts, des instants vivant dans notre esprit un présent éternel. En ce très apaisé et lumineux roman tenant en une centaine de pages, il jette une fois de plus le filet dans les eaux du passé pour en exhumer, précieux butin à peine voilé par les brumes du souvenir, quelques images semblant un condensé de sa jeunesse.


Le narrateur, qui ressemble à l’auteur à s’y méprendre, ne se reconnaît plus dans le Paris trépidant d’aujourd’hui. A cette ville qui lui est devenue étrangère, il préfère substituer dans son esprit celle qui lui fut chère cinquante ans plus tôt. Tout jeune homme écrivant des chansons dans sa chambre de bonne non chauffée, sans savoir encore que certaines deviendraient célèbres, il y fréquentait un monde un peu décalé, presque interlope, entre un bar qui s’appelait Le Bastos et un restaurant La Boîte à Magie. Il venait juste de rencontrer « un étrange éditeur », Maurice Girodias, qui publierait plus tard le futur best-seller Lolita de Nabokov, refusé par toutes les maisons d’édition, et qui, pour l’heure, lui demandait d’ajouter des épisodes à des romans censurés dans les pays anglo-saxons. Et puis, de temps à autre, il s’occupait d’un garçonnet de dix ans, le fils d’une danseuse se formant au renommé studio Wacker, où enseignait alors Boris Kniaseff.


De cet enfant et de la danseuse ne subsistent aujourd’hui que des silhouettes fantomatiques, à la fois floues et précises, sans plus de nom. Leur surgissement du passé abolit soudain le temps, le passé est à nouveau présent, un passé qui n’aura jamais de futur puisque rien ne permet plus de savoir ce que tous deux sont devenus. Peu importe, à cet instant, la jeune ballerine et l’apprenti écrivain sont chacun au début de leur trajectoire, avec ceci de commun qu’à la force des bras, ils sont en train de s’arracher à la violence et aux mauvaises fréquentations de leur milieu d’origine. « La danse, disait Kniaseff, est une discipline qui vous permet de survivre. » De même, constate un autre personnage s’adressant au narrateur jeune : « Je suppose que vous travaillez à cette table sur toutes ces feuilles, parce que vous aussi vous avez besoin d’une discipline. » Subtile façon de laisser entendre combien l’écriture, ascétique discipline de l’esprit comme la danse peut l’être pour le corps, joua d’importance salvatrice dans l’existence de l’auteur, « donn[ant] vraiment un sens à [s]a vie et [l’]empêchant] de partir à la dérive. »


Réinventant inlassablement la mélodie du temps qui passe sans jamais vraiment s’en aller, la plume reconnaissable entre toutes de Patrick Modiano se joue si bien du passé et du présent qu’elle en devient intemporelle, l’ombre d’un souvenir et d’un personnage lui suffisant à incarner en un minimum de pages des thèmes aussi intimes et universels que l’écriture et la survie. On ne se lasse décidément pas du mystère Modiano…


https://leslecturesdecannetille.blogspot.com

Cannetille
8
Écrit par

Créée

le 7 nov. 2023

Critique lue 61 fois

3 j'aime

7 commentaires

Cannetille

Écrit par

Critique lue 61 fois

3
7

D'autres avis sur La Danseuse

La Danseuse
BenoitRichard
7

Un récit nimbé de mystère et de nostalgie. Du pur Modiano.

Un nouveau roman de Patrick Modiano, c’est la certitude d’y retrouver ce qu’on attend et qu’on aime, de rencontrer des personnages mystérieux, une atmosphère pesante, des lieux plus ou moins établis,...

le 23 oct. 2023

2 j'aime

La Danseuse
mermed
8

Laissez Patrick Modiano vous emmener dans l’imaginaire des mémoires.

Patrick, j’aime que vous écriviez court,ils sont si nombreux à écrire trop,trop de mots,trop de mots inutiles,trop de mots sans style,trop de mots pour essayer de cacher la misère de...

le 4 nov. 2023

1 j'aime

La Danseuse
Etaix
6

Modiano fait du Modiano

Modiano joue toujours avec des zones étranges et, contrairement à Chevreuse par exemple, l'histoire n'avance pas. Le rythme se tient bien et l'ambiance est agréable. Malheureusement, le récit ne...

le 7 janv. 2024

Du même critique

Le Mage du Kremlin
Cannetille
10

Une lecture fascinante

Lui-même ancien conseiller de Matteo Renzi, l’auteur d’essais politiques Giuliano da Empoli ressent une telle fascination pour Vladimir Sourkov, « le Raspoutine de Poutine », pendant vingt ans...

le 7 sept. 2022

17 j'aime

4

Tout le bleu du ciel
Cannetille
6

Un concentré d'émotions addictif

Emile n’est pas encore trentenaire, mais, atteint d’un Alzheimer précoce, il n’a plus que deux ans à vivre. Préférant fuir l’hôpital et l’étouffante sollicitude des siens, il décide de partir à...

le 20 mai 2020

15 j'aime

7

Veiller sur elle
Cannetille
9

Magnifique ode à la liberté sur fond d'Italie fasciste

En 1986, un vieil homme agonise dans une abbaye italienne. Il n’a jamais prononcé ses vœux, pourtant c’est là qu’il a vécu les quarante dernières années de sa vie, cloîtré pour rester auprès d’elle :...

le 14 sept. 2023

14 j'aime

6