(Pas une vraie critique, simplement une petite recension de cet excellent livre dans l'espoir d'attirer un ou deux lecteurs.)

Le style inimitable, parfois magnifique, est souvent hélas trop lourd, pompeux, pédant. Des expressions improbables et des mots rares, voire inventés à la manière de Léon Bloy dont Debluë s'inspire manifestement, sont utilisés encore et encore, au point de les user et les faire paraître forcés et empruntés. Les allitérations, appréciables au début, finissent par agacer franchement.

Les réflexions, véridiques et profondes, investiguant d'autant plus les secrets de la psyché humaine qu'elles sont guidées, non par l'instinct ou une surnaturelle intuition, mais par la rigoureuse et froide logique scolastique, ponctuée de citations en latin de saint Thomas d'Aquin, finissent aussi par acquérir une lourdeur massive, du fait de leur répétition. C'est le principal défaut de ce roman : il refuse l'unicité. Debluë, voulant tout dire, a tout dit plusieurs fois, afin d'être sûr sans doute que tout aurait été dit au moins une fois. En outre, l'auteur a un avis sur tout : si l'on ne gardait de ces mille pages que l'histoire des personnages, il en resterait peut-être 100. Les 900 autres, ce sont les commentaires du narrateur, ses grandes pensées générales sur les choses de la vie. Ces pensées sont pertinentes, originales, toujours intelligentes et souvent véridiques. Mais à systématiquement refuser de se taire, l'intelligence prend des airs sentencieux.

Autre reproche qu'un chrétien adresserait à ce fervent catholique : le primat de la complexité sur la simplicité. En bon aristotélico-thomiste (on raconte que Paul-Étienne Chavelet a fait de La Chasse au cerf son livre de chevet), non content de faire la foi l'enfant de la raison, il la rend inaccessible aux non-intellectuels. Ça se voit à ses personnages : tous font ou ont fait de brillantes études ; et quand ils doutent d'avoir fait le bon choix de vie, se prenant à envier ceux qui, plutôt que la philosophie, ont préféré s'adonner à des choses concrètes, les exemples du concret sont les suivants : la médecine et le droit. Les hautes études et les professions assises sont certes tout à fait respectables ; Romain Debluë, comme intellectuel, est en droit, et c'est tout à son honneur, de n'écrire que ce qu'il connaît. Mais il sort du christianisme en prétendant que le vrai chrétien doit pouvoir rendre raison de sa foi par la connaissance exhaustive du catéchisme de l’Église catholique. Le vrai chrétien doit simplement suivre le Christ. Fides quaerens intellectum est facultatif, une manière de loisir octroyée aux intellectuels regrettant les arguties de la philosophie grecque. On peut s'y adonner, mais en faire la base du christianisme revient à le ramener au rang d'une philosophie comme les autres, et à en bannir ceux à qui le sens commun et la bonté suffisent pour vivre leur foi.

Cependant, il importe peu que le style de Debluë, et ses réflexions, soient répétitifs : car c'est le signe qu'il y a du style et une profondeur de pensée inouïe, ce qui d'emblée le range contre 99% ou plus des auteurs publiés aujourd'hui. Il n'est pas plat, il n'est pas vil, il n'est pas veule ; mais plus encore, il est exubérant, vif et volcanique – ce qui le fait trébucher et se répéter. C'est un écrivain, ce qui ne se voit plus guère. Il ose réinventer la langue, et s'essaye à renouveler la littérature.

Il n'importe peut-être pas beaucoup non plus que ce roman aille contre la simplicité : car au fond, les nuances innombrables et les cheveux coupés en quatre manquent terriblement à la modernité qui, à force de manichéisme, devient trop bête, trop proche des bêtes, pour être même encore appelée civilisation.

Enfin, la fraîcheur des propos et des descriptions fait voyager comme un roman du XIXe siècle : on a pour longtemps des images claires dans l’esprit, et l’air y circule comme si ce n’était pas à notre étouffante époque que le roman se passait, mais dans un Paris abstrait et projeté dans l’éternel littéraire.

En résumé, l'enthousiasme de Debluë le rend maladroit sur la forme ; et son intelligence le rend élitiste sur le fond. Mais, bon Dieu ! quel plaisir de lire un homme qui a quelque chose à dire, et qui le dit avec l'assurance d'un qui veut ressusciter Thomas d'Aquin, et une amplitude rappelant les longues périodes et la sérénité océanique de Joseph Malègue, et une intransigeance à faire rire de bonheur Léon Bloy ! Si ce livre pouvait être compris par les imbéciles, il les mettrait dans une colère noire. Romain Debluë se soucie un peu trop d'exalter le catholicisme pour ne pas lui porter préjudice ; mais il ne se soucie pas du tout d'exposer sa face aux coups et de frapper en retour avec une force décuplée, poussant les adversaires du christianisme à montrer leur insuffisance. La Tristesse est un esprit de feu, de Manfred Resveur, où les mêmes questions sont soulevées, mais envisagées sous un aspect plus mystique que scolastique, plus protestant que catholique, plus désespéré que joyeux, moins sentencieux mais moins raisonnable, avait signé un premier renouveau de la littérature chrétienne en cette année 2023 ; La Chasse au cerf rehausse encore le niveau ; espérons qu'on en verra d'autres avant Noël.

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le 10 août 2023

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Gaspard Rivron

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