Une analyse titanesque de l'histoire de l'Europe et de ses idéologies, politiques et religieuses, depuis la renaissance jusqu'à la fin du 20ième siècle. Paru en 1990, ce bouquin pose les bases des techniques d'analyse qu'utilisera Emmanuel Todd par la suite, et que l'on retrouvera dans certains de ses opus suivants, comme par exemple "Après la démocratie" ou "Qui est Charlie ?", pour ceux d'entre eux que j'ai lu. Il s'agit d'un travail dont le caractère universitaire est marqué et qui propose une grille de lecture, originale mais que tout le monde, sans doute, ne partagera pas. Elle a néanmoins le mérite de la cohérence et d'une certaine profondeur d'analyse, au delà des clichés que l'on peut véhiculer sur tel ou tel peuple d'Europe.


Todd découpe l'Europe en plusieurs centaines de zones, chacune de la taille d'un département français. Chacune de ces zones se voit affectée d'un type de système familial, dont il affirme qu'il va constituer une constante dans le temps, ou du moins sur cinq siècle. Un système familial peut ainsi être autoritaire ou libéral (au sens commun du terme, et non pas strictement économique), d'une part, ainsi qu'égalitaire ou inégalitaire. Ce qui va donner quatre systèmes familiaux distincts : la famille souche (autoritaire et inégalitaire), la famille nucléaire absolue (libérale et inégalitaire), la famille nucléaire égalitaire (libérale et égalitaire) et enfin la famille communautaire (autoritaire et égalitaire).


Sur ces bases, comment affecte-t-il un système familial à une zone particulière ? Eh bien, il se base, pour ce qui est du caractère autoritaire, sur la coexistence - au 16ième siècle - de trois générations au sein d'une même ferme (l'Europe est essentiellement rurale à cette époque) : dit autrement, deux générations vont demeurer au sein d'une même famille sous l'autorité paternelle. Au contraire, là où seules deux générations cohabitent, il considère que la famille est libérale; les enfants ayant tendance à quitter la cellule familiale dès lors qu'ils se marient et ont une descendance.


S'agissant du caractère égalitaire ou inégalitaire, Todd se base sur les pratiques d'héritage. Est inégalitaire une famille qui ne répartit pas son patrimoine de façon équitable entre ses enfants; est égalitaire une famille qui répartit son patrimoine à parts égales entre ses enfants. Même si les données de l'époque sont incomplètes et qu'il existe des nuances, cela permet d'identifier des zones dont les systèmes familiaux apparaissent assez nettement : la famille souche (autoritaire et inégalitaire) prédomine en Allemagne, la famille nucléaire absolue (libérale et inégalitaire) en Angleterre, aux Pays-Bas et sur les zones qui bordent la mer du Nord, la famille nucléaire égalitaire (libérale et égalitaire) dans une grande partie de la France, de l'Espagne et dans le nord de l'Italie et enfin la famille communautaire (autoritaire et égalitaire) dans le centre de l'Italie, ainsi qu'en Russie (mais le bouquin ayant été écrit à la fin des années 80, Todd ne peut analyser les données de l'Europe de l'est).


Ces bases méthodologiques étant posées, Todd va ensuite analyser - en s'y référant - le développement des religions, la déchristianisation et les idéologies qui y succèdent. Il va ainsi associer le développement du protestantisme à la famille souche (vision métaphysique d'un dieu tout puissant et prédestination de certains individus) et sa diffusion sous des formes distinctes à la famille nucléaire absolue (arminianisme, anglicanisme). Tout comme il associe le maintien du catholicisme à la famille nucléaire égalitaire (métaphysique reposant sur égalité des croyants par le baptême et libre-arbitre des hommes pouvant, en fonction de leurs choix, accéder qui à l'enfer, qui au paradis). Sachant que d'autres facteurs sont à prendre en compte, comme par exemple, l'influence plus ou moins forte de Rome sur certaines régions, qui permet le maintien, en zone à dominante de famille souche, d'un catholicisme qu'il qualifie d'harmonique. Les nombreuses cartes qui parsèment le bouquin rendant parfaitement clair - et oserais-je dire crédible lorsque l'on compare systèmes familiaux et orientations religieuses - le propos.


Puis vient la déchristianisation, en trois phases selon Todd : une première phase qui affecte le catholicisme (en zone de famille nucléaire égalitaire, sous l'influence de l'alphabétisation) sur la période 1770-1830, une seconde qui affecte le protestantisme et qui procède - pour faire simple - de la théorie de l'évolution de Darwin, sur la période, donc, 1890-1930, et enfin, une troisième qui affecte les zones catholiques alphabétisées tardivement sur la période 1920-1940. Aux idéaux religieux vont donc succéder les idéaux politiques, la révolution française donnant en quelque sorte le coup d'envoi en la matière...


Ces idéaux politiques se déclinent en deux voire trois idéologies, mais qui vont prendre des formes diverses selon le système familial dominant dans le pays concerné : une idéologie socialiste (appuyée sur la notion de la classe) et une idéologie nationaliste (appuyée sur la notion de nation). La troisième catégorie d'idéologies, dite religieuse réactionnelle, est optionnelle dans le sens où elle n'apparait que dans les zones non encore déchristianisées (souvent catholiques), et procède d'une posture défensive de la religion.


S'ensuivent (le bouquin fait quand même 620 pages, hors annexes) des analyses - pays par pays - des forces politiques (basés sur les résultats aux élections depuis la fin du 19ième siècle) qui permettent à Todd de corréler celles-ci aux systèmes familiaux. Pour la famille souche (autoritaire et inégalitaire), on trouvera ainsi social-démocratie, ethno-centrisme et démocratie chrétienne. Le nazisme apparaissant comme la forme ultime de l'ethno-centrisme, qui apparait dans le pays à base de famille souche doté de la plus grande puissance économique. Car on apprend aussi, dans ce bouquin, qu'il existait en Allemagne un parti antisémite depuis la fin du 19ième siècle.


Pour ce qui est de la famille nucléaire égalitaire (libérale et égalitaire), les forces politiques sont l'anarcho-socialisme, le libéral-nationalisme et le républicanisme-chrétien. Pour ce qui est de la famille nucléaire absolue (libérale et inégalitaire), on trouve le travaillisme (qualifié de zéro-socialisme par Todd, dans le sens où il n'appelle à aucune transformation sociale) et le libéral-isolationnisme (incarné par le parti conservateur anglais, dont il est difficile de nier le caractère isolationniste à la lumière du brexit). Enfin, pour la famille communautaire, deux idéologies seulement également : fascisme et communisme (pas mal vu pour ce qui est du cas de la Russie).


Je n'entrerai pas plus dans le détail, mais l'ensemble est assez passionnant et cadre tout de même très bien avec l'histoire européenne. Une vision de l'histoire qui repose uniquement sur les bases anthropologiques des systèmes familiaux, et qui a le mérite de ne jamais ou presque évoquer les grands hommes comme moteurs des transformations historiques. Et le titre de l'ouvrage, l'invention de l'Europe, peut-être compris dans deux sens distincts : au sens littéral, il s'agit bien de la façon dont l'Europe s'est inventée au cours des cinq siècles passés. Mais un double sens pourrait apparaitre, à travers le sous-entendu selon lequel l'Union Européenne serait pure invention politique, ne prenant pas en compte les différences fondamentales qui existent entre les inconscients collectifs des différents peuples qui la composent. A l'époque, alors que l'idée européenne faisait l'unanimité (traité de Maastricht ratifié par référendum en 1991 en France), on peut considérer que Todd a fait preuve d'une grande indépendance du vues. Et il n'est pas exclu que ce qui est advenu par la suite ne lui donne pas raison...


Évidemment, les analyses de Todd s'interrompent avec la fin des années 80. Mais il perçoit tout de même un phénomène qu'il appelle la fin des idéologies, tout en affirmant que sa grille de lecture basée sur les systèmes familiaux demeure pleinement valide. Et je conclurai donc avec quelques considérations sur la situation politique en France, en tentant modestement de m'inspirer de son point de vue.


La France est à dominante libérale et égalitaire, et on pourrait donc considérer à cet égard que l'extrême-droite n'a que très peu de chances de s'y implanter fortement. Ce qui a été le cas jusqu'à présent. Du coup, comment expliquer la montée du Front National ? Alors que, manifestement, il n'y a qu'une infime proportion de l'électorat qui soit - idéologiquement parlant - convertie à ses thèses. N'y aurait-il pas là une sorte de mayonnaise, que font monter les médias, en vue d'assurer la victoire au second tour des élections présidentielles d'un candidat qui défende les intérêts de ceux qui, justement, se trouvent être propriétaires des dits médias ? Une sorte d'effet "21 avril 2002", qui se tendrait à se répéter à l'infini, permettant à un candidat "vertueux" de présenter en rempart et de gagner haut la main l'élection.


On peut se demander à cet égard si, même en la dénonçant avec force, on ne fait pas inconsciemment le jeu de l'extrême-droite, en participant à créer cette sorte de bulle qui donne beaucoup plus d'importance à ces idées qu'elles n'en ont réellement dans l'inconscient collectif du pays. Et si, finalement le meilleur moyen de la combattre n'est pas finalement de lui opposer l'ignorance et le mépris du nombre. Ou alors, de la combattre sur le terrain plutôt dans que dans la sphère intellectuelle, comme le font avec beaucoup de mérite les groupes antifas. Car, même si elle est très minoritaire, l'extrême-droite est un adversaire redoutable, car ses tenants sont solidement implantés socialement: à des positions de notabilité ou dans la police, voire l'armée.


Enfin, il est difficile aujourd'hui de nier que le macronisme, qui prône une collaboration assidue avec une Union Européenne dominée par l'Allemagne, possède un caractère à la fois autoritaire et inégalitaire. On aurait donc en France une offre politique qui reposerait sur deux tendances prépondérantes (LAREM et le RN) l'une comme l'autre autoritaire et inégalitaire. Et donc inverses toutes deux à la dominante libérale et égalitaire du pays. Ce qui pourrait expliquer la montée en flèche de l'abstentionnisme. Mais aussi laisser entendre que nous pourrions avoir des surprises en 2022...

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le 14 août 2020

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