Ton père est gardien d'immeuble, mon fils ?

En mai dernier j'ai découvert émerveillée Alaa El Aswany avec son livre Chicago dont la force, la poésie, la richesse et l'engagement politique m'ont captivée, subjuguée. De même qu'au département d'histologie de Chicago, nous rencontrons habitant l'immeuble Yacoubian certains des nombreux personnages du roman, les autres en relation avec les premiers. De la même manière, les destins de tous ces personnages s'entrelacent pour former une tapisserie contemporaine de l’Égypte.
Peu avant de commencer le livre, je suis allée voir au cinéma Le Caire confidentiel de Tarik Saleh, ce qui m'a immergée dans cet environnement particulier et corrompu par le flouze.
L'Immeuble Yacoubian nous ouvre ses portes sur le personnage assez cocasse de Zaki bey Dessouki qui reviendra fréquemment dans le roman et auquel je me suis malheureusement attachée. Je dis bien malheureusement, parce que je sais qu'il me manquera, ce vieil aristocrate nostalgique du temps passé, avec ses conseils et ses souvenirs inestimables.
Nous ferons aussi la connaissance de nombreux autres personnages, dont la saveur, le piquant, l'amertume ou bien encore le caractère écœurant se révéleront au fil des pages.


(Attention ! Liste indigestible en ligne de mire. Sa seule valeur est de rappeler ou présenter brièvement les personnages. Elle est à survoler rapidement si le livre n'a pas été lu. Je ne voudrais pas lever le cœur d'un futur lecteur ! Et encore, nous sommes très loin des 99 noms de Dieu récités en égrenant le chapelet. )



  • Abaskarharount est le domestique de Zaki à son bureau à l'immeuble.

  • Chazli, le concierge de l'immeuble

  • Taha est le fils du concierge. Élève brillant, timide, pieux, amoureux, et surtout pauvre. Il est l'un des personnages principaux dont l'évolution est ébouriffante.

  • Boussaïna, l'amoureuse de Taha. Elle est malheureusement non seulement pauvre, mais aussi et surtout femme dans un monde qui ne les estime pas, les femmes, ces espèces de créatures lubriques, charnues, sournoises, sottes, inférieures. Et en plus, elles parlent, ces bougresses.

  • Talal, le propriétaire syrien du magasin de vêtements où travaille Boussaïna, libidineux et exécrable à souhait.

  • Fikri Abd el Chahid, avocat, syndic de l'immeuble.

  • Aziz, « l'Anglais », propriétaire du bar Chez nous.

  • Hatem Rachid, journalise au Caire, lui aussi aristocrate.

  • Abd Rabo, « koudiana », amant de Hatem.

  • Fifi, « l'amie » de Boussaïna.

  • Le hadj Mohammed Azzam, millionnaire à la tête d'une entreprise de travaux publics, ancien enfant des rues.

  • Soad Gaber, la seconde épouse d'Azzam, qu'il épousera, sous conditions inflexibles, pour assouvir sa vigueur virile et soudaine à 65 ans passés et qu'il logera, enfermera plutôt, dans l'immeuble Yacoubian. Une vraie femme-objet, tout ce qu'il y a de meilleur ! A moins que...

  • Daoulet Dessouki, la sœur de notre bien brave Zaki, une véritable furie.

  • Malak Khalo, nouveau résidant de l'immeuble (il descendra vite d'un étage devant la violence du Pr. Hamed Hawas et Ali le chauffeur ivrogne.)

  • Dr Hassan Rachid, juriste, marié à la française Jeannette. Ils sont les parents de Hatem, dont l'homosexualité s'est révélée à ses 9 ans.

  • Idriss, sufragi, le premier amant de Hatem.

  • Kamel el-Fawli, millionnaire et ministre.

  • Abou Hamibo, concurrent d'Azzam aux élections, propriétaire des magasins Béatitude et Lumière Céleste.

  • Khaled Abderrahim, nouvel ami de faculté de Taha.

  • Le cheikh Mohammed Chaker de la mosquée Anas ibn Malik.

  • Bassiouni, le photographe faussaire de la rue Ataba.

  • Mme Christine Nicolas, d'origine grecque, propriétaire du bar Maxim et amie éternelle de Zaki.

  • Redoua, jeune musulmane très pieuse, à la douceur inégalable.


Avec son Immeuble Yacoubian, Alaa El Aswany retrace de façon formidable l'histoire de son pays ; chaque changement de propriétaire ou d'architecture correspond à un changement politique. Il schématise ainsi l’Égypte des années 30, puis après la révolution de 1952 où Juifs et étrangers quittent le pays, puis encore lors de la période de l'Infitah, « l'ouverture» économique pratiquée par le président Sadate dans les années 70 qui marque le début de la lente sortie de l’Égypte du système socialiste instauré par Nasser dans les années 60.Ensuite l’Égypte s'est éloignée de l'URSS, rapprochée des États-Unis, puis Sadate est assassiné en 1981 par des islamistes. Au moment où le roman se déroule, Hosni Moubarak est au pouvoir depuis plus de vingt ans.


Grâce à la profusion de ses personnages, Alaa El Aswany explore de nombreux aspects de la société égyptienne, avec tendresse, humour, passion et compassion. Les thèmes abordés sont aussi nombreux que les histoires individuelles, ce qui rend le roman exaltant et captivant.


C'est l'argent qui parle, c'est lui qui décide. Dès lors, sans argent, un Égyptien n'a pas d'autre avenir que celui des pavés de la rue.



« Tu vois, Taha, c'est vrai que j'ai un an de moins que toi, mais je travaille et le travail m'a beaucoup appris : ce pays n'est pas notre pays, Taha, c'est le pays de ceux qui ont de l'argent. Si tu avais eu deux mille livres et que tu les avais données en bakchich, personne ne t'aurait demandé le métier de ton père. Gagne de l'argent, Taha, tu auras tout ce que tu voudras, mais si tu restes pauvre on te marchera dessus. » (p.83)



Évidemment, si l'argent est source d'inégalités, il ségrègue les riches et les pauvres.



En vérité, dès le premier instant, de même que l'huile se sépare immédiatement de l'eau pour former une couche séparée au-dessus d'elle, de la même façon, les étudiants riches s'étaient isolés des pauvres. Il se forma ainsi des groupes nombreux et fermés d'anciens élèves des écoles de langues, de ceux qui avaient des voitures et des vêtements importées et fumaient des cigarettes étrangères, autour desquels gravitaient les filles les plus belles et les plus élégantes tandis que les étudiants pauvres s'agglutinaient comme des rats épouvantés et se parlaient à voix basse. (p.124)



Occident et Égypte sont comparés à de nombreuses reprises, notamment quand les miséreux s'expriment, mais aussi en regard du passé des intellectuels fortunés.



« Le docteur Hassan Rachid était l'un des plus savants juristes d'Egypte et du monde arabe. (…) C'était l'un de ces grands intellectuels égyptiens qui avaient terminé leurs études supérieures en Occident et étaient revenus dans leur pays pour mettre intégralement en application dans les universités égyptiennes ce qu'ils avaient appris là-bas. Pour eux, Progrès et Occident étaient deux mots presque synonymes, avec tout ce que cela impliquait de comportements positifs et négatifs. Ils avaient en commun de sacraliser les valeurs occidentales : la démocratie, la liberté, la justice, le travail bien fait, l'égalité, mais ils partageaient également la même négligence du patrimoine de la nation et le même mépris pour ses coutumes et ses traditions, car ils les considéraient comme des entraves nous enfermant dans le sous-développement, dont il était de notre devoir de nous débarrasser pour que la Renaissance puisse se réaliser. (p. 101)



Bien évidemment encore, on s'en doute, le thème de la religion est abordé régulièrement, à l'occasion de la plongée profonde dans la foi d'un des personnages principaux. A la page 128 le cheikh Chaker commence son premier prêche, d'autres suivront au cours du roman. Il insiste notamment sur les termes du bonheur, de l'amour, du djihad (combat sacré sur le chemin de Dieu ; le djihad el Akbar est le combat sacré que l'homme mène en lui-même contre l'ignorance de Dieu, contre la tentation de la mécréance. L'autre djihad est celui que le musulman mène à l'extérieur contre les ennemis de l'Islam. Ce dernier peut avoir une nature offensive ou défensive selon les interprétations.), les mensonges du gouvernement. Il dénonce avec hargne « l'alcoolisme, la fornication, l'homosexualité » qui sévissent en Égypte grâce à la loi française.



« Quant au prétendu État démocratique, il organise la fraude des élections, emprisonnent des musulmans et les soumet à la torture pour que la clique au pouvoir puisse se maintenir sur le trône pour l'éternité. Ils mentent, ils mentent ils mentent et ils voudraient que nous croyions à leurs mensonges ! Eh bien, nous leur disons tout haut : nous ne voulons pas que notre nation soit socialiste ni démocratique. Nous la voulons islamique, islamique, islamique. Nous mènerons le djihad, nous nous prodiguerons nous-mêmes et tout ce qui nous est cher jusqu'à ce que l’Égypte redevienne islamique. L'islam et la démocratie sont deux contraires qui ne se rejoignent jamais. Comment l'eau pourrait-elle se joindre au feu et le feu aux ténèbres ? La démocratie signifie que les gens se gouvernent eux-mêmes et pour eux-mêmes, et l'islam ne reconnaît que le gouvernement de Dieu. » (p.131)



Un peu plus loin, la voix d'un personnage s'élève avec douceur :



« Dieu pourvoit à tout, bien sûr, mais, nous, nous ne trouvons rien à manger. » (p.159)



L'amour est lui aussi étudié, l'amour des siens, l'amour chaste, l'amour charnel et aussi, avec les personnages d'Hatem et d'Abd Rabo, l'amour homosexuel entre deux hommes. J'estime follement la manière d'Alaa El Aswany d'aborder ces aspects de la vie quotidienne, avec bienveillance, gentillesse, soin, sans juger, rapportant seulement ce qui est, ce qui existe, sans fard, sans livrer d'opinion personnelle. Il laisse le lecteur parfaitement libre d'apprécier chacune des situations selon sa culture et ses idées.


Et pour finir, les personnages féminins sont peu nombreux, et pourtant, tout tourne autour d'elles. On aura beau les cacher, les mépriser, les humilier, elles existent, les femmes, elles sont là, elles luttent pour survivre et pour se faire entendre. On leur fait subir d’innombrables violences en tout genre, sexuelles, morales, physiques. On les prive de ce qui les ferait tenir, on viole leur corps et leur esprit de multiples manières.
Alaa El Aswany ne néglige pas ces brutalités et horreurs misogynes, il dépeint la haine subie par les femmes en Égypte, où elles n'ont de place qu'à la maison, ventre à enfanter ou chair à pénétrer, femmes de ménages, femmes-objet, traquées en permanence par la police des mœurs. Qu'on ne s'y méprenne pas, celle-ci est constituée en majorité de bénévoles bien sous tous rapports.



Musique



Le printemps ~ Natacha Atlas


Bent Geran ~ Osama Elhady Ft. Ibtihal El-Serety Sœur du voisinage
Oh, sœur du voisinage, ta fenêtre est près de la mienne
Ne me fixe pas de tes yeux noirs à mon balcon
Je ne suis jamais tombé amoureux de toi, toi non plus
ni n'ai tenu à la main mes rêves à la fenêtre ni n'ai joué Fairouz pour toi
Oh, fils du voisinage, ta voix demeure dans le silence
Ta maison est tout proche de la mienne et il me semble qu'il y a de la place entre nous
Avant de ne pouvoir voir, je t'ai vu, avant de tomber amoureuse, je t'aimais déjà
Et je souriais d'un sourire dessiné à la fenêtre
Et si tu cessais d'attendre, je t'attendrais assise ici
Je t'attendrai
Je peux bien avoir quelque vingt années, mais à l'intérieur de moi je suis bien plus âgé


La mer pourquoi elle rigole ~ Nesrine Hmiden
La mer pourquoi elle rigole quand je descends coquetant pour remplir les gargoulettes ?
La mer est en colère, elle ne rigole pas, parce que l'histoire n'est pas drôle, la mer, sa plaie est incurable et notre plaie à nous ne s'est jamais cicatrisée.
La mer pourquoi elle rigole quand je descends coquetant pour remplir les gargoulettes ?
Entre toi et moi des murailles et des murailles et je ne suis ni un titan ni un oiseau.
J'ai un luth à la main causeur et audacieux, et je suis devenue en amour une légende.


Les yeux des mots ~ Cheikh Imam
Si le ciel se noie dans une mer de brume
Et déploie sur l'univers une vague de ténèbres
Si la vue s'éteint dans la prunelle et le cœur
Si le chemin se perd dans l'inextricable dédale
Toi qui erres, qui cherches et qui comprends
Tu n'as plus d'autre guide que les yeux de tes mots


Live at TUSK Festival~ EEK Feat. Islam Chipsy. Dingue !



Zaki décida de changer de sujet. Il se leva de son siège et se dirigea vers le magnétophone en disant d'un ton enjoué :
- Maintenant, je vais te faire écouter la plus belle voix du monde. Une chanteuse française qui s'appelle Edith Piaf. La plus grande chanteuse de l'histoire de France. Tu en as entendu parler ?
- Mais d'abord, je ne comprends pas le français. (...)
- Cette chanson me rappelle des jours heureux.
- Que veulent dirent les paroles ?
- Elles parlent d'une fille qui est debout au milieu de la foule. les gens la poussent malgré elle vers quelqu'un qu'elle ne connaît pas et, dès qu'elle le voit, elle se sent attirée par lui. Elle voudrait rester à ses côtés toute sa vie mais, soudain, les gens la poussent loin de lui. A la fin elle se retrouve toute seule et l'homme qu'elle a aimé est perdu pour toujours.
- La pauvre !
- Bien sûr, cette chanson est symbolique. cela veut dire que quelqu'un peut passez toute sa vie à chercher la personne qui lui convient et, au moment où il la trouve, il la perd... (p.187)



La Foule ~Edith Piaf



Tout à coup, elle releva la tête, comme si elle venait de trouver l'inspiration qu'elle attendait, elle ferma les yeux, son visage se tendit, puis elle se mit à jouer ; la musique se propagea avec intensité aux quatre coins de la pièce et sa voix s'éleva haute et claire. Elle chantait avec virtuosité une chanson d'Edith Piaf : Non, rien de rien, non, je ne regrette rien. Ni le bien qu'on m'a fait, ni le mal, tout ça m'est bien égal... Non, rien de rien, non, je ne regrette rien. Avec mes souvenirs j'ai allumé le feu. Mes chagrins, mes plaisirs, je n'ai plus besoin d'eux... Je me fous du passé, je repars à zéro. Mon amour, mon amour... (p.219)



Non, Je ne regrette rien ~ Edith Piaf



Peinture



Art copte, Portrait d'un garçon (Fayoum)


Ici , Percer le désir et Croissant de lune ~ Fathi Hassan


Immeuble ~ Inji Efflatoun (1924-1989) est une peintre égyptienne et une militante marxiste et féministe.


Mère et fille ~ Gazbia Sirry


Une allée au Caire ~ Hosny El-Bannany


Les mains de Fatima ~ Laila Shawa


• > Après que l'orchestre eut terminé la marche, on ouvrit le buffet. Essayant de préserver un cachet européen à la fête, Christine joua au piano La vie en rose d'Edith Piaf. Elle en répéta les paroles de sa voix mélodieuse : Lorsqu'il me prend dans ses bras, qu'il me parle tout bas, je vois la vie en rose. Il me dit des mots d'amour, des mots de tous les jours, et ça me fait quelque chose... (p.326)

smilla
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le 20 juil. 2017

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