On n'écrit plus de romans d'idées — sans doute parce que la réunion de personnages contemporains pensant intensément, déjà peu plausible il y a un ou deux siècles, est devenue absolument invraisemblable à notre époque, où l'on envisage guère le conclave savant que sous la forme d'une émission de deuxième partie de soirée. Il faut donc avoir le courage de l'anachronisme pour découvrir L'Homme sans qualités et plus particulièrement son deuxième tome, moins romanesque encore que le premier.


Les personnages de L'H. s. q. pensent énormément, et notamment le couple fraternel qui absorbe rapidement une grande partie de l'intrigue : Agathe et Ulrich. La première peut répondre au second, dans un échange à bâtons rompus, que la morale qu'il propose est un “règlement de guerre pour archanges !”, exclamation que l'on rêverait d'entendre en situation réelle. Par endroits, le roman divague même allègrement pour franchir la barrière des genres, et devient un essai ; dans les vingt chapitres non publiés qui suivent immédiatement la fin de Le Règne millénaire (ou : les criminels), une longue réflexion écrite d'Ulrich sur la nature des sentiments est intégralement retranscrite, au motif d'une découverte impromptue de sa sœur (qui lui fait ensuite le reproche de ne pas l'avoir associé à sa réflexion !).


Ces raisonnements procèdent par grands cercles concentriques : le lecteur n'en saisit pas immédiatement la raison. Le jeu des répétitions, des recoupements, permet de saisir des thèmes et des grandes idées, même si on ne sait jamais avec quel sérieux Musil les manie (avant la célèbre phrase “On devrait aimer une idée comme une femme”, Ulrich confie : “je n'ai jamais pu vivre sous l'empire d'une idée constante”). L'H. s. q. reste en effet, y compris dans son second tome, un grand roman du doute, qui n'hésite pas devant quelques moments d'ironie flaubertienne (“— Naturellement, je sais tout, répondit magnanimement Leinsdorf”). Musil ironise, avec Arnheim, sur le rêve de la grande synthèse de l’homme agissant et réfléchi, tout à la fois sportsman et businessman (combien d’E. Musk ou de S. Jobs y sont superbement croqués, certes par un personnage qui les surplombe encore) ; il ridiculise les prétentions des natures artistes dans le couple tourmenté de Clarisse et Walter (dans lequel celle-là prive celui-ci de rapports physiques quand il joue du Wagner). Il poursuit également, dans son deuxième tome, sa réflexion sur les illusions de l’action politique et sociale du temps, en poursuivant le fil de l’Action parallèle. Ce grand barnum métaphysique, parti de conceptions floues mais nobles, aboutit d’abord à une motion de synthèse digne du symposium d’un parti de gauche, avant de rebondir dans un Congrès pour la paix, prévu pour l’automne 1914, que mène en sous-main la diplomatie autrichienne, soutenue de concert par l’armée (qui espère y trouver des crédits pour l’artillerie) et l’exploitant futur de gisements de pétrole galliciens. Au-delà de la drôlerie, d’ailleurs, la narration prend des airs inquiétants alors qu’on s’avance dans le récit et donc, s’agissant de l’époque de rédaction, dans les années 1930. Ainsi Hans Sepp professe-t-il des idées pré-nazies dans le dernier grand salon de l’Action parallèle ; le poète Feuermaul fils enseigne l’amour des hommes, alors que son père et sa fortune reposent sur leur exploitation (Musil en tire ce dialogue inusable : “Dites-moi, qui est donc ce Feuermaul ? / — Son père a plusieurs affaires en Hongrie, répondait celui-ci. Une histoire de phosphore, je crois, où pas un ouvrier ne dépasse quarante ans : maladie professionnelle, ostéomyélite. / — Bon, mais le fils ?”).


Le talent satirique de Musil pourrait permettre de s’en arrêter là : cela donnerait déjà un grand livre. Pourtant, L’H. s. q., t. 2, montre assez que le projet du romancier-essayiste va plus loin. D’ailleurs, Ulrich répète souvent (on peut le soupçonner de porter en cela la voix de l’auteur) qu’il n’a pas d’amour pour la vérité nue, et même que la vérité décline en proportion que l’amour qu’on lui prête s’accroît. Cette idée est corroborée par la narration : pendant une longue partie du récit, les personnages et les thèmes ironiques s’éloignent au profit d’une grande plongée dans le sérieux, aux côtés d’Agathe, la “sœur inconnue”. L’apparition de ce nouveau personnage ne va pas sans ambiguïté, que je ne prétends pas dénouer entièrement. De manière à la fois manifeste et centrale, l’attention des deux personnages se porte sur la reconstruction d’un mode de vie nouveau au sein de la modernité. Celle-ci pourrait être définie dans les termes que choisit le narrateur au début du tome 1 : “état embarrassant où se confondent le savon, les ondes hertziennes, l’arrogant langage chiffré des mathématiques et de la chimie, l’économie politique, la recherche expérimentale, l'impossibilité pour l'homme d'accéder à une communauté simple, mais noble”. Il n’est pas question pour Musil ou Ulrich de refuser cette modernité : au contraire, c’est en tant qu’homme analytique et hyper-critique qu’Ulrich part à la recherche de cette nouvelle mystique. Ce postulat est résumé dans plusieurs formules éclairantes : “j’examine la voie de la sainteté en me demandant si l’on pourrait y circuler en automobile” ; “seuls les problèmes rationnels se révèlent soumis à une organisation supra-personnelle ; pour tout le reste, il n’a jamais été rien fait qui mérite d’être appelé un effort commun, ou qui révèle ne serait-ce que la reconnaissance de son urgente nécessité”. Dans son langage très spécial, Musil rejoint donc la problématique de beaucoup d’auteurs de son siècle.


On ne peut enfin parler de L’H. s. q., t. 2, sans évoquer sérieusement le personnage d’Agathe et sa signification. La sœur jumelle élective d’Ulrich partage vite avec lui une intimité quasi-conjugale. Musil joue avec cette relation quasi-incestueuse, explique même l’attrait des deux personnages par leur éloignement pendant l’enfance, qui les a privés des barrières de la familiarité. Ce thème donne lieu à des scènes d’un érotisme qui, pour être extrêmement cérébral, n’en est pas moins troublant. Quel sens lui donner ? Prosaïquement, on peut noter que K. Corino, dans sa biographie de Musil, rapporte que l’auteur a pu se rêver femme dans son enfance, et que sa sœur aînée est morte jeune. L’apparition d’Agathe, double d’Ulrich (celui-ci la décrit comme son amour-propre), serait à la fois l’actualisation de ce fantasme et la réparation de cette disparition précoce. Dans la même veine, on peut supposer une influence ésotérique ; Musil a écrit un poème intitulé Isis et Osiris, et Ulrich fait d’ailleurs allusion à ce mythe. Toutes ces explications incidentes n’éclairent pas, pourtant, la contribution de ce couple dérangeant à l’œuvre. Il n’est pourtant pas anodin, et peut même être relié au thème précédemment évoqué de la mystique moderne. Pensons à ce saisissant passage qui anticipe l’idée contemporaine du genre : “On a inventé deux pôles, homme et femme, et entre eux deux ce monde insensé de tensions, d’inhibitions, de convulsions et d’aberrations. […] Tôt ou tard viendra une ère de camaraderie sexuelle où le garçon et la fille considéreront avec un parfait accord dans l’étonnement un tas de vieux ressorts cassés qui auront été l’homme et la femme !”. Le couple Agathe – Ulrich serait alors une expérience du postulat plus général de L’H. s. q. : une tentative de trouver un Millenium terrestre par-delà les interdits de la morale bourgeoise, fortement critiquée dans une veine nietzschéenne par le narrateur et Ulrich.


Cette hypothèse de travail n’est pas un verdict définitif. Peut-être Agathe est-elle d’ailleurs avant tout, au-delà des significations que l’on peut trouver à sa présence, la source de l’“odeur cosmique, météoritique, orageuse, merveilleusement inquiétante” qui est celle d’une “œuvre d’art véritable”. Comme pour contribuer à cette inquiétude du chef-d’œuvre, L’H. s. q. est resté inachevé. Non à la façon d’un Stendhal qui s’interrompt au milieu d’une phrase : grâce à une remarquable édition française, L’H. s. q. est accompagné de toute une traîne de chapitres en révision et de brouillons divers, qui laissent deviner l’évolution de la pensée de Musil (par exemple, on y découvre que l’idylle d’Ulrich et d’Agathe était censée trouver un aboutissement charnel et extatique dans les années 1920, alors que l’auteur aurait plus tard démenti une telle conclusion). Cet inachèvement prolifique, qui permet à l’ouvrage de se dissoudre dans les possibles plutôt que de se terminer vraiment, est peut-être la seule conclusion fidèle de cet immense roman, digne du panthéon de la modernité littéraire.

Venantius
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le 25 nov. 2018

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