Une maturité littéraire éblouissante

Dans l’espoir de renouer avec l’inspiration loin de son existence parasitée de primo-romancier à succès, le narrateur Harry se rend acquéreur, sans même l’avoir visité, d’un corps de ferme isolé, à proximité d’un village perdu du centre de la France. Mais sa retraite en ces lieux aux contours effacés par la neige et le brouillard est bien vite troublée par un malaise de plus en plus envahissant, alors qu’accueilli avec défiance par les quelques gens du cru, il se sent épié par son plus proche voisin, un marginal que tous semblent craindre et qui, sans qu’il l’ait jamais rencontré, fait planer l’ombre d’une présence inquiétante jusqu’au plus secret de sa vieille maison.


Poursuivant son investissement des thèmes qui lui sont chers et reflètent ses obsessions profondes, Franck Bouysse nous livre sans doute ici l’un de ses romans les plus aboutis, fruit d’une maturité littéraire en tout point éblouissante. D’une plume plus que jamais au sommet de sa splendeur stylistique, renouvelant à chaque phrase le bonheur extatique du lecteur, il nous entraîne dans un jeu de miroirs, un caléidoscope où se fondent les composantes de toujours de son œuvre pour, en un complexe et délicat cheminement, finir par s’agencer en une nouvelle création qui laisse béat d’admiration.


Ainsi, au fil d’une tension mêlée de doutes, d’inquiétudes et d’interrogations qui tiennent le lecteur en haleine dans ce qui ressemble à un thriller rural, réalité et fiction, passé et présent, fusionnent peu à peu en un nouvel alliage pour laisser éclore... un roman, dans un tourbillon que l’on comprend né du plus profond de l’être, du vécu et des émotions de l’écrivain. Car Harry, confiné dans cette maison encore suintante de la vie de ses anciens propriétaires, prenant pour lui l’hostilité qu’il perçoit au village sans réaliser qu’elle renvoie en fait à une histoire qui lui est étrangère mais qui soulève en lui des échos inattendus, sent sourdre d’irrépressibles images et émotions qui s’incarnent en l’on ne sait plus s’ils sont de vrais fantômes ou la projection de son imagination. Le fait est que par une subtile alchimie, tout s’entremêle pour donner naissance à l’oeuvre littéraire, celle d’Harry en même temps que celle de Franck Bouysse.


L’on reste sans voix devant tant de maîtrise et de virtuosité, alors que l’auteur mène la noirceur rurale qui fait son thème de prédilection jusqu’aux frontières du fantastique pour, au final, nous tendre un miroir de son œuvre et de son travail d’écrivain. Si Harry n’est pas un double de l’auteur, il est une créature de ses éternelles obsessions, celles qui, comme l’ont ressenti Proust ou Cendrars, vous font toujours réinventer le même livre. Après son précédent ouvrage Fenêtre sur terre, dont la poésie venait offrir quelques échappées sur cette intimité profonde reflétée notamment par la maison corrézienne de l’écrivain dont l’acquisition d’Harry semble aussi une émanation plus ou moins distordue, les réflexions, qu’au-delà de sa portée romanesque ce dernier ouvrage propose, élargissent avec intelligence la portée d’une écriture où l’artiste cherche inlassablement son essentiel. Déjà, son roman Vagabond explorait lui aussi cette puissante alchimie de la création, alors qu’un musicien blessé au plus profond de lui-même peuplait son désespoir d’on ne sait plus si c’était une femme devenue musique ou une musique devenue femme.


Ce livre peuplé des fantômes de Franck Bouysse n’a pas fini de vous habiter longtemps après sa lecture, vous éblouissant bien au-delà du coup de coeur.


https://leslecturesdecannetille.blogspot.com

Cannetille
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le 29 août 2022

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