L'Étrange Défaite est devenu un passage obligé des manuels d'histoire sur la Seconde Guerre mondiale. Le parcours de son auteur est une recommandation en soi — historien remarquable (ses percées dans les domaines de l'histoire rurale ou de l'histoire des mentalités ont fait date), penseur de l'histoire, soldat et résistant, fusillé comme tel à presque soixante ans, Marc Bloch a démontré une intégrité dans la pensée et dans l'action qui ne peut que rendre curieux de ce qu'un tel homme a pu penser de la défaite de 1940.


Le livre est, grosso modo, divisé en deux volets de longueur comparable : un premier volet dépeint la défaite telle que M. B. la vit de l'intérieur, comme membre de l'État-major, auprès de la première armée ou du GQG. Cette partie peut étonner par sa minutie — M. B. discute avec précision le ballet interne des bureaux, des renseignements, des norias et des silos de carburant ; ses pérégrinations de quartiers en quartiers, d'écoles en châteaux, sur tous les fronts et toutes les lignes de la France en guerre. L'on y entrevoit, d'anecdote en anecdote (l'historien en M. B. se défie de l'induction, pose çà et là des réserves sur la valeur de son témoignage, qui n'est que celui d'un homme) toute une bureaucratie somme toute banale, engoncée dans les habitudes paperassières. Si sa plume s'étire parfois en peu en début d'ouvrage sur des considérations (très) concrètes qui perdent le lecteur peu au fait de l'histoire militaire des années 30 - 40, le rapport circonstancié s'échauffe peu à peu, et donne à M. B. l'occasion de remarques pénétrantes sur l'impréparation des généraux qui combattaient avec une guerre de retard (d'où quelques pages très frappantes sur la modernisation, nécessaire pour préserver l'essentiel) ou sur l'insuffisance des forts-en-thème face aux nécessités de l'action.


La seconde partie est peut-être la plus célèbre, et correspond à l'examen de conscience d'un Français “contraint, parlant de [s]on pays, de ne pas en parler qu’en bien”. Sans doute faut-il y voir une forme de réponse à un autre procès (dont il ne désavoue par ailleurs pas toutes les prémisses), celui de la France de Vichy contre la France d'avant-guerre. L'ambiguïté pourrait être utilisée, de manière un peu superficielle, pour blâmer Bloch (s'il n'avait pas été éventuellement fusillé comme résistant, s'entend), ou du moins pour faire planer un doute sur son œuvre. Il n'est pas difficile de trouver des exemples : ainsi cette apologie du sacrifice (“Aussi bien, devant le sacrifice, on ne saurait concevoir d’exceptions. Nul n’a le droit de croire sa vie plus utile que celle de ses voisins, parce que, chacun, dans sa sphère, petite ou grande, trouvera toujours des raisons, parfaitement légitimes, de se croire nécessaire.”), que l'on n'aurait sans doute pas entièrement tort de rapprocher des fameuses paroles du 25 juin 1940 sur “l'esprit de sacrifice” (d'ailleurs soufflées à Ph. Pétain par un autre juif de gauche, Emmanuel Berl).


Toutefois, que cette ressemblance puisse exister est un faux problème. Le général de Gaulle — pendant la guerre et jusqu'à la fin de sa vie — et de multiples autres mouvements — on pensera, avant-guerre, à l'innocent personnalisme — ont pu porter des idéaux proches des discours de Vichy : France humiliée par un parlementarisme médiocre, incapable de vivre sans la grandeur, nécessité d'un nouvel élan spirituel, etc. Mais la différence entre ceux-là et Vichy, la noblesse d'un M. B., c'est d'organiser un contre-Riom dont les conclusions ne sont pas connues d'avance. M. B. démasque la lâcheté d'un pacifisme mal digéré derrière les tambours en sourdine de Vichy ; il démonte implacablement la petite musique lénifiante du retour à la terre, mince paravent masquant les intérêts allemands (“À travers le micro, la voix qui parle notre langue vient de là-bas.). C'est la même lucidité, dans un autre genre, que celle d'un R. Gary devant les hommes de 1940 : “Ils avaient raison, dans le sens de l’habileté, de la prudence, du refus de l’aventure, de l’épingle du jeu, dans le sens qui eût évité à Jésus de mourir sur la croix, à Van Gogh de peindre, à mon Morel de défendre ses éléphants, aux Français d’être fusillés, et qui eût uni dans le même néant, en les empêchant de naître, les cathédrales et les musées, les empires et les civilisations*”).


Au contraire, M. B. propose un contre-modèle clair, même s'il se refuse à tracer un programme. C'est d'abord (même si ce sont en réalité les mots de conclusion de l'Étrange Défaite un modèle démocrate, sans ambiguïté ; un modèle qui fait le pari de l'homme (la foule moderne “suit, parce qu’on l’a mise en transes, ou parce qu’elle sait”). M. B. promeut aussi une pensée qui, sans renier le pacifisme et l'internationalisme, souligne les inévitables solidarités nationales (“comme si, dans une vieille collectivité, cimentée par des siècles de civilisation commune, le plus humble n’était pas toujours, bon gré mal gré, solidaire du plus fort”, dans une filière qui rappelle un peu Jaurès) et fait un portrait touchant de l'attachement à la Nation (on connaît le fameux balancement entre “le sacre de Reims” et la “fête de la Fédération”, sur lequel les commentateurs glosent périodiquement au fil des citations politiques). En somme — un grand républicain.

Venantius
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le 6 déc. 2015

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