«Je suis le corps d’un soldat mort. J’ai vingt ans comme tous les soldats morts. J’ai été tué il y a plus d’une semaine. Je suis étendu dans la boue. Face contre terre. Nuque brisée. Jambes repliées sur mon ventre en chien de fusil. Mon bras gauche a été arraché. Ma cage thoracique est perforée par des éclats d’obus. Du sang a séché sur mon front. Déjà les corbeaux picorent mes yeux. Les rats dévorent mes entrailles. Les blattes et les lombrics colonisent mes reins. Les fourmis besognent entre mes omoplates, grouillent le long de mon épine dorsale. Mon cœur ne bat plus. Ma bouche ne parle plus. Je suis le corps d’un soldat mort. Je ne suis plus rien ou rien ou peut-être. Sous l’effet du choc mon casque s’est détaché et a roulé dans une flaque à quelques centimètres de mon crâne. Dans ma main droite je serre encore mon fusil-mitrailleur. Cette fois, je ne survivrai pas à ma mort.»


Chants des victimes exterminées et de leurs bourreaux, «L’éternité», paru en 2006 aux éditions Dernier Télégramme, texte poétique aux accents volodiniens, dont la force inventive, dérangeante et paradoxalement lumineuse évoque le «Gueules» d’Andreas Becker, donne la parole à un soldat mort, aux corbeaux et aux choucas, aux blattes et cancrelats, aux rats ou aux fourmis, pour restituer la violence insoutenable et le cortège de barbarie de toutes les guerres.


«Je suis corbeau, fourmi, blatte, rat, je suis lombric. Je suis tout ce qui me dévore et se nourrit de ma chair. Je suis, je fus et je serai dans les siècles des siècles le corps d’un soldat mort»


Ressassement hypnotique de l’horreur et de la souffrance, cette succession de chants comme des prières, réussit à dire l’indicible, les monstruosités commises sous les astres impassibles, avec la nature comme témoin majestueux, témoignant du lien entre toutes choses et de la réversibilité de la nature humaine, de la cruauté et de la douceur, dans un texte essentiel, insoutenable et lumineux.


«Je suis le corps d’un soldat mort. Je suis une blatte violée et violée par les cancrelats sur la paille d’une étable. J’ai vingt ans comme toutes les créatures violées. La gueule de la nuit bée au-dessus des champs. Dans le ciel des nuages harcèlent les étoiles et la lune se cache derrière la cime des arbres. Entre eux, des taches noires insondables. Au loin, on perçoit à peine le chant crépusculaire des crapauds et le ululement de la terre, tandis que les oiseaux de nuit profèrent des anathèmes. Les insectes ont cessé de grouiller dans la forêt. Notre paisible village s’est endormi depuis longtemps. L’univers pourtant suffoque d’angoisse et d’épouvante.»


Christophe Manon sera l’invité de Charybde (129 rue de Charenton, Paris 12ème) le 15 octobre prochain, pour fêter la parution de son roman «Extrêmes et lumineux» aux éditions Verdier.


Retrouvez cette note de lecture sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/10/12/note-de-lecture-leternite-christophe-manon/

MarianneL
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le 12 oct. 2015

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