Barbey d’Aurevilly tient sa réputation de premier dandy, et, dans des entourages aux bords conservateurs comme l’un de ceux qu’il m’échoit de côtoyer au quotidien, il soulève une certaine excitation à l’évocation de ses fragrances catholiques décadentes, mélange de vieille église et de cuvée rouge mieux cotée que du vin de messe.
Un conte fantastique, murmuré par une nuit d’automne dans la désolation des landes cotentinaises, était la meilleure porte d’accès que je pouvais espérer ; et cette splendide Bourrasque de Dhurmer qui rougeoie sur l’édition Folio a achevé de me convaincre.


Il est question dans l’Ensorcelée d’une horrible rumeur campagnarde qui depuis quelques années émeut ce coin de Normandie. Les guerres civiles de la Révolution, quoiqu’apaisées, y ont laissé des plaies encore chaudes, et l’ordre consulaire n’y est pas encore franchement établi. On y évoque les chouanneries comme un souvenir, mais l’on sent dans l’air que leurs combattants vivent encore, et qu’une simple évocation peut fouetter leur sang, réenclencher à la moindre circonstance l’escalade des violences. Parmi eux, un ancien moine chouan, l’abbé de la Croix-Jugan qui, alors qu’il voyait sa cause perdue, a manqué son suicide. La balle qu’il s’est destinée l’a condamné à l’infâmie de la pénitence – le défigurant à jamais – et à celle de la défaite, ses ennemis ayant encore approfondi ses plaies alors qu’il sortait à peine de l’agonie. Mais même marqué au fer rouge par le pêché ultime, le flagellant garde son port héroïque qui est la malédiction de son sang, puisque depuis l’enfance offert par sa famille à la religion, il était né, aristocrate, pour diriger, régner, et séduire. La fascination que porte l’ombre de l’abbé dans son sillage fait s’effondrer les âmes les plus chastes ; et c’est dans le récit d’une telle ruine que puise la rumeur normande.


Plus trouble encore que ce contexte historique est l’ambiance de la narration : dans la lande nocturne et déserte, alors que le narrateur voyageur et le paysan local qui l’accompagne doivent mettre pied à terre suite à une mystérieuse blessure de l’un des chevaux, neuf coups d’une cloche grave compriment l’atmosphère, frères sinistres des chocs du Big Ben de Mrs Dalloway. Les superstitions locales l’entendent comme l’annonce d’un sabbat maléfique ; et des vagabonds, ces bergers que l’on accuse de sorcellerie, de paganisme, ne quittent plus le pays depuis les effusions de sang révolutionnaires.
Barbey, qui sait rendre hommage à son riant pays d’enfance, le plonge dans une nuit sombre comme une gueule de fauve dès que le soleil se noie sous l’horizon. Toutes les valeurs sont dans cette obscurité ensauvagées, et la brutalité comme la bravoure sont celles des hommes de Rollon, le duc Viking du Xe siècle ; sous sa capuche de pénitent, le prêtre damné voile les traits de Bélial. Le vice plonge ses griffes au plus profond de la foi chrétienne, semble la secouer alors qu’il fait tomber les personnages les plus intègres ; et pourtant…


Alors que cette atmosphère chargée macule, à mesure que le récit avance, toujours plus les pages, le fantastique en tant que tel est désamorcé par les semi-prévenances de Barbey. Se distanciant tantôt de son narrateur intradiégétique (le conteur Tainnebouy dans la lande) par des essais de rationalisation des superstitions folkloriques, tantôt par des appels directs à une lecture psychologique du surnaturel, l’auteur se détache à la fois d’un romantisme déjà daté, et du réalisme qui avait été son seul terrain d’écriture jusqu’ici. Pourtant, le fantastique n’est pas toléré pour lui-même, comme ce que l’on pourrait voir chez Poe, ou compris dans un "réalisme fantastique" – avec tout le déséquilibre que suppose l’expression – que l’on trouve chez Hoffmann ou dans l’intense Mort d’Olivier Bécaille de Zola.
Chez Barbey, le fantastique est surtout un ressort rhétorique : il installe le suspense, l’intensité dramatique, souffle sur des braises épiques, mais ne va pas beaucoup plus loin. Il ponctue très heureusement un texte alourdi de descriptions pompeuses, souvent invoquées au mauvais moment, et parfois répétitives. C’est là un point qui se comprend facilement quand l’on songe à la destination première de l’Ensorcelée, à savoir la publication en feuilleton.
À cet égard, je remarque tout de même que les deux premiers chapitres, bien qu’accessoires à la matière du roman, sont une vraie réussite, en ce qu’ils esquissent en peu de mots une ambiance franchement organique, qui est destinée à planer sur les quatorze chapitres suivants. Ici, le fantastique est appelé par petites touches ; il n’est pas consommé à court terme comme ressort dramatique ou tremplin pour une intrigue stagnante, contrairement à ce que montrent les pages suivantes.


On ne peut donc pas faire abstraction dans l’Ensorcelée de ces longs passages de prose romanesque, grande faiblesse du livre à mes yeux.
C’est en effet d’abord un nid à dissonances narratives – souvenons nous que l’histoire est censée être le récit d’une rumeur : tout évènement passé relatif à un personnage disparu doit donc avoir eu des témoins différents que leurs acteurs, qui ne sont plus là pour en rendre compte. Pourtant, Barbey ne se prive pas d’analyses des pensées intimes de son héroïne Jeanne de Feuardent, alors que celle-ci n’en a jamais fait part à quiconque. Impossible que de tels mots se retrouvent dans la bouche de Tainnebouy le conteur.
Ce défaut qu’on pourrait bien pardonner est révélateur d’une tare bien plus profonde : Barbey est créateur et maître unique et tout puissant dans son roman. Rien de plus normal pour un auteur… Mais le roman se doit d’émettre plusieurs voix, et gagne tout son relief dans la confrontation de discours différenciés. Dans l’Ensorcelée, Barbey est partisan, et d’une cause profondément réactionnaire.


Autour de ses trois aristocrates déchus et frustrés de leur chute, il instrumentalise toutes les autres figures pour mettre en lumière une certaine tragédie dans l’inévitable consomption des trois premiers. Barbey ne se cache pas de ses positions, et se lance dans de claires et violentes diatribes conservatrices, que le lecteur pourra ou non recevoir. Là où il est plus inquiétant, c’est quand il peint à gros traits ses fictifs opposants.
Le cas des bergers est des plus clairs. Insultés unanimement au long du roman, ils sont pour Barbey la vermine oisive qui mange à même nos terres et empoisonne nos bêtes en représailles du moindre reproche, les indésirables, la racaille. Le plus iconique d’entre eux, « le Pâtre », est proprement bestialisé, et canalise ce mépris insondable que son créateur, l’auteur, a pour les individus de la réalité dont le personnage est la caricature idéologisée. Un mépris populaire qui s’exprime dès que Barbey prête aux gens de peu une décision, immédiatement renvoyée à la bêtise des foules. L’auteur tient d’une main de fer le moindre mot engendré par ces personnages, jusqu’aux plus absurdes incohérences. On voit ainsi le Pâtre inculte, presque incompréhensible dans son patois, faire référence au Henri IV de Shakespeare : « J’n’avons pé paôu de vos colères de Talbot » (p.188).
Face à eux, Barbey érige un culte absolu de l’orgueil nobiliaire (il suffirait de compter les occurrences de ce mot pour s’en assurer), alimenté par un roman national alors en pleine gestation dans la littérature et l’historiographie du XIXe siècle. En vrac, ce sont Jeanne Hachette, Beaumanoir « Bois-ton-Sang », ou encore, pour la touche sauvage, Widukind, qui sont invoqués pour dorer le blason de la noblesse déchue.


En matière politique, au-delà de ces poitrines despotiques battues et ces crachats réactionnaires, on ne trouvera rien à garder, s’il l’on n’est pas d’avance convaincu de la cause. Barbey sait diriger un roman, et il le fait dangereusement bien.
Si dans les années 70 on a fait mourir l’auteur des textes, et que moi-même sur ce site je m’égosille à faire primer la lecture pour soi sur la doctrine, il ne faut pas oublier que le texte est le produit de la plume d’un individu, qui y jette, si l’on excepte l’ouverture des champs de la littérature très contemporaine, son propre discours. Au lecteur d’en tirer les ficelles, et d’y décortiquer les nœuds rhétoriques et idéologiques.

Verv20
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le 25 avr. 2019

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