Dans la littérature je n'avais encore jamais rencontré pareil antihéros. Un personnage indécis qui se plaît à rêver mais est incapable de vivre ses rêves. Car dès qu'il en a la possibilité il s'autosabote. Et toujours pour cette même femme, Mme Arnoux. Ce qui est amusant, c'est qu'on n'est même pas sûr qu'il serait vraiment plus heureux s'il l'épousait, tant il l'idéalise. L'auteur lui même y fait allusion en fin d'histoire. Ha oui, là je viens de révéler la fin. Mais ce n'est pas grave : on comprend très vite l'essence du bouquin; il est nécessaire, pour que tout se tienne, que notre bon Frédéric finisse misérable. D'ailleurs l'avant dernier chapitre est déjà trop heureux à mon goût. Ca aurait dû être pire. Il le méritait vu le nombre de fois où il m'a été donné l'occasion de faire une moue en suivant les décisions décérébrées de notre protagoniste principal.

Outre les mésaventures de ce gentilhomme, Flaubert dresse un portrait cinglant de sa société, n'épargnant personne comme le précise l'introduction. En effet, tant les bourgeois, les artistes, les révolutionnaires finissent tous par se corrompre. Ainsi, cette amitié avec Deslaurier est ce qui renforce le plus ce constat. Deslaurier qui vit aux crochets de son ami et dont la personnalité est de plus en plus sombre au point de trahir le plus naturellement possible son ami. Evidemment c'est aussi un peu la faute de Frédéric. Mais pas seulement. Flaubert nous raconte l'histoire de l'humanité de façon bien pessimiste. Rien à garder, tout à jeter. Les hommes se perdent dans leurs petites querelles anodines de façon disproportionnées. C'est beau, c'est déchirant, c'est désespéré, c'est actuel.

Pour l'écriture, j'aime. Alors oui c'est long. Je ne suis pas adepte des romans trop longs je trouve que souvent ça se perd en redondance ou digressions inutiles. Mais Flaubert arrive ici à varier les situations. Et malgré la quantité de pages, il passe très peu de temps en descriptions inutiles, ce qui était à redouter. Mieux, les coupures sont parfois très brutales, comme un cut cinématographique, on passe d'un endroit à un autre, plusieurs jours plus tard, par le biais d'un simple dialogue! Puis il y a ce fameux penchant élliptique très intéressant. Flaubert ne dit pas tout, mais avec les cartes qu'il distribue, le lecteur peut s'amuser à combler les vides. Les non dits, même si on ne peut jamais être sûr de leur signification exacte renforcent de toutes façons cette idée de perfidie propre à l'homme. De tout cela, il résulte une envie d'en savoir plus, d'avoir plus de pages à lire. Trahison, adultère, amour idéalisé et pour cette même raison inatteignable. Heureusement, malgré tout ce négationisme, Flaubert garde la plume légère et l'on rit de ces situations. L'écrivain nous présente les vies de ses personnages comme des farces à s'en frapper la cuisse. Il aurait été bien malheureux de devoir subir un ton aussi désespéré que ses personnages.

Ce qui est intéressant aussi c'est le fait que l'auteur arrive à garder son lecteur captivé. En effet, dans un genre biographique (même fictif) il est nécessaire d'avoir un fil rouge solide pour tout relier. Il arrive trop fréquemment (et ce même dans les autres médiums) que l'on ait l'impression d'assister à un amas de scènes décousues. Mais ici non. L'amour pour la dulcinée de notre Frédéric est le fil conducteur. C'est ce qui, finalement , gouverne les motivations de notre antihéros. Même lorsqu'il semble s'en éloigner on ressent paradoxalement son besoin de la rejoindre en agissant de la sorte. On y revient sans cesse, sans y paraître.

Bref, un très grand roman d'une justesse rarement égalée. J'ai passé un excellent moment en compagnie de tous ces personnages, et j'ai désormais l'envie de lire davantage de romans de cet auteur que, je l'avoue, je ne connaissais que de réputation.
Fatpooper
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le 6 juin 2012

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