L'Ange gardien
7.4
L'Ange gardien

livre de Jérôme Leroy (2014)

(Début)
«On veut tuer Berthet.
C’est une assez mauvaise idée.
D’abord parce que Berthet s’en est rendu compte, ensuite parce que Berthet ne va pas se laisser faire, et enfin parce que Berthet est un habitué de la chose. Cela le ferait presque sourire, à la longue. La mort violente fait partie de la vie de Berthet depuis très longtemps. Berthet n’irait pas jusqu’à parler d’une habitude car Berthet sait que le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face.»

Le jour où Berthet, tueur d’élite au sein d’un service occulte de l’Etat chargé d’exécuter les basses œuvres d’apprentis sorciers qui cherchent entre autres manipulations tortueuses à exploiter ou à étouffer la montée de l’extrême-droite, se rend compte que des tueurs sont à leur tour chargés de l’éliminer, il laisse remonter les souvenirs de sa longue carrière dans ce service qu’on appelle l’Unité.
Et de ce point de départ, l’intrigue sous tension de «L’ange gardien» se développe en volutes, autour de cet instant et dans la mémoire de Berthet, meurtrier professionnel qu’on découvre féru de poésie, magnifiquement subtil malgré l’horreur de ses actes, nostalgique d’un monde en train de disparaître et protecteur depuis plus de vingt ans, pour une raison secrète, de Kardiatou Diop, jeune femme franco-sénégalaise issue des cités, au parcours brillant dans le monde politique.

«Mélancolique, Berthet pense ce soir, tout en surveillant les amateurs qui veulent le prendre en tenaille, que le métier était plus facile avant, qu’il avait fallu faire de gros efforts de formation continue ces trente dernières années pour se mettre sans cesse à niveau en matière d’électronique et d’informatique. Des petits jeunes arrogants, nouveaux dans l’Unité, hackers certainement incapables de sortir sur le terrain, formaient régulièrement les anciens comme lui dans des locaux anonymes, des bureaux de sociétés fantômes qui se trouvaient le plus souvent loués pour l’occasion dans les tours de la Défense ou de ces nouveaux quartiers d’affaires qui avaient poussé un peu partout dans les grandes villes de province auprès des nouvelles gares TGV. Il était bel et bien fini le temps où, pour entrer dans un hôtel particulier du Vésinet, un tournevis, une lime à ongles et une petite paire de cisailles dans un sac à dos suffisaient. Et un peu de savoir-faire aussi.»

Depuis des décennies dans sa vie d’homme fantôme, habitué à ne laisser aucune trace derrière lui, Berthet n’a pas l’intention de se laisser effacer si facilement ; il va donc surgir avec perte et fracas dans la vie de Mathieu Joubert, pour former un attelage improbable avec cet écrivain précaire en pleine crise existentielle, englué dans le tourbillon de ses propres pensées, l’usure de son couple, un dégoût de lui-même et des travaux de plume alimentaires qui le détournent de l’écriture des romans noirs auxquels il voudrait se consacrer.

Pour conclure et dénouer cette intrigue au montage millimétré, Jérôme Leroy nous fait entendre la voix intérieure d’un troisième homme, directeur de cabinet et amant de Kardiatou Diop, technocrate éclairé par sa rencontre avec cette femme, qui dresse d'elle un portrait magnifique et souligne tout ce qu’il faut déjouer pour s’extraire d’un destin sans avenir quand on est comme elle originaire d’une cité.

Entremêlant action violente et moments en suspension, Jérôme Leroy témoigne d’une colère intacte face à un monde déshumanisé et soumis au règne de la marchandise, face aux reniements de la gauche au pouvoir, face aux ambitions secrètes et destructrices des politiciens qui pensent pouvoir manipuler l’extrême-droite sans s’attaquer aux causes de sa résurgence, - tout en célébrant la sensualité et la beauté des femmes, la poésie et les actes de résistance contre l’effondrement de la démocratie et du monde d’avant.

«Raconter des histoires violentes mais savoir respirer avec la poésie.»

Dans la lignée du meilleur de DOA et de Frédéric Fajardie, «L’ange gardien» est un grand roman noir, d’une efficacité rare et profondément émouvant.
MarianneL
9
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le 8 août 2014

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