Cette monographie sur Kafka parue en 1975, entre les deux tomes de Capitalisme et schizophrénie, tente de définir ce qu’est une "littérature mineure" (dont les références fourmillent dans l’Anti-Œdipe et dans Mille Plateau), dont Kafka serait pour Deleuze et Guattari l’exemple type pour cette façon de faire de la littérature. De fait, découlera une critique des interprétations "classiques" de l’œuvre de Kafka.


Il est assez facile de parler de Kafka en invoquant la névrose, la culpabilité. La lettre au Père est le texte auquel il est très simple d’appliquer ce procédé. Or Deleuze et Guattari, diront de l’œdipe présent dans cette lettre qu’il est "trop gros", forcé. Ainsi Kafka en exagérant la situation œdipienne, destitue les effets de cette situation, permettant des solutions d’une toute autre nature que la résolution (ou la non-résolution) du conflit œdipien : "Comme dit Kafka, le problème n’est pas celui de la liberté, mais celui d’une issue. La question du père n’est pas comment devenir libre par rapport à lui (question œdipienne), mais comment trouver un chemin où il n’en a pas trouvé". Ces chemins seront en premier lieu les devenirs-animaux qui parsèment son œuvre, la Métamorphose notamment (bien que ces devenirs contiennent leur part d’illusion). Puisque le père (et sa soumission) a tout envahi, il faut trouver les endroits où il n’est pas présent, où on peut sortir du terrier œdipien :"Bref, ce n’est pas l’Oedipe qui produit la névrose, c’est la névrose, c’est-à-dire le désir déjà soumis et cherchant à communiquer sa propre soumission, qui produit l’Œdipe. Œdipe valeur marchande de la névrose."


Deleuze et Guattari veulent dégager le texte de Kafka d’une volonté d’interprétation de nombres de détails que l’on voudrait signifiant (la musique, le cris, les têtes penchées et relevées, les portraits). Il est vrai que tous ces détails peuvent rentrer dans un ordre symbolique, une chaine signifiante (La lettre au père par exemple), mais jusqu’à certain point, celui où le cri, la musique atteignent leur propre abolition : "Dans le son seul compte l’intensité, généralement monotone, toujours asignifiante : ainsi, dans le Procès, le cri sur un seul ton du commissaire qui se fait fustiger, "il ne semblait pas venir d’un homme, mais d’une machine à souffrir"" Puisque les "lieux communs" (l’homme) sont dissous dans quelque chose d’absolument nouveau et qui ne peut se rattacher à quelques signifiés (la machine à souffrir), l’idée même d’interprétation ne saura considérer l’ensemble du texte. Les auteurs dirige Kafka vers tout à fait autre chose :"Nous ne croyons qu’à une politique de Kafka, qui n’est ni imaginaire ni symbolique. Nous croyons qu’à une ou des machines de Kafka, qui ne sont ni structure ni fantasme. Nous ne croyons qu’à une expérimentation de Kafka, sans interprétation ni signifiance, mais seulement des protocoles d’expériences".


De par le fait que l’écriture de Kafka créée des issues, et ne se laisse pas coder selon des références, idées communes, cette littérature est qualifiée de "mineure" par les auteurs. Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur bien évidemment, mais le résultat de différents éléments qui ne peuvent pas donner une littérature "majeure", autrement dit une littérature qui cherche à devenir une référence culturelle, à créer une langue officielle etc.… Il s’agit avant tout de langue. Kafka, juif s’exprimant dans un langue faites de mélange entre la langue du pays, de la terre, le tchèque et la langue de l’idéal littéraire d’alors, l’allemand. Dans ce mélange qui n’a rien de nationaliste, surgit des usages mineurs de la langue, parce que cette situation ne peut produire de langue de référence, de langage commun, mais plutôt une langue qui ne peut se rattacher nulle part, une langue déterritorialisée. Ainsi, il ne peut avoir d’histoire individuelle dans la littérature "mineure", car le social et le politique sont directement liés à l’individu, il n’y a pas de séparation entre l’individu et les problèmes sociaux et politiques vers lequel celui-ci se dirigerait. Dans la littérature "mineure", l’histoire individuelle rend compte d’une toute autre histoire, politique et sociale, nécessaire comme le dit Kafka dans son journal : "Ce qui au sein des grandes littératures se joue en bas et constitue une cave non indispensable de l’édifice, se passe ici en pleine lumière ; ce qui là-bas provoque un attroupement passager, n’entraine rien de moins qu’un arrêt de vie ou de mort". De fait tout énoncé que l’auteur produit est collectif, puisque ses affaires individuelles sont éminemment politique, et même si il est seul, car sa solitude est un appel à une collectivité, un agencement à venir : "La solitude de Kafka l’ouvre à tout ce qui traverse l’histoire aujourd’hui. La lettre K ne désigne plus un narrateur ni un personnage, mais un agencement d’autant plus machinique, un agent d’autant plus collectif qu’un individu s’y trouve branché dans sa solitude (ce n’est que par rapport à un sujet que l’individuel serait séparable du collectif et mènerait sa propre affaire).".


Kafka créé, pour Deleuze et Guattari, une littérature qui par de son côté mineur et inachevé permet une possibilité révolutionnaire, car son œuvre est avant tout une exploration et une déconstruction d’un certain nombre de procédés aliénants. Décodage de flux peut-on dire. Il est évident que cette monographie sert d’illustration littéraire à Capitalisme et schizophrénie. Peut-être que l’exemple Kafka est trop parfait, colle trop au propos, bien que salutaire, de l’Anti-œdipe et de Mille Plateau. Mais il y a une certaine joie de voir un discours aussi libérateur sur Kafka.


"Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure. […] Écrire comme un chien qui fait son trou, un rat qui fait son terrier. Et, pour cela trouver son propre point de sous-développement, son propre patois, son tiers monde à soi, son désert à soi"

Heliogabale
7
Écrit par

Créée

le 2 sept. 2014

Critique lue 1K fois

11 j'aime

Héliogabale

Écrit par

Critique lue 1K fois

11

Du même critique

L'Anti-Œdipe
Heliogabale
10

Perçée

Malgré son titre, ce livre n’est pas totalement contre la psychanalyse, et son sujet dépasse le champ de cette dernière. C’est avant tout une critique contre toute tentative de réduire le désir à un...

le 27 févr. 2014

24 j'aime

1

Pour en finir avec le jugement de dieu
Heliogabale
8

"Il faut que tout soit rangé à un poil près dans un ordre fulminant."

Pour en finir avec le jugement de dieu, est avant tout une émission radiophonique, enregistrée et censurée. Le texte est dit par Artaud lui-même, Roger Blin et Maria Casarès. Ces poèmes mélangent...

le 20 juin 2014

22 j'aime

Daydream Nation
Heliogabale
10

Crever le mur

J’exhume des textes que j’avais écrits (mais j’ai quand même réécrit quelques parties) quand j’étais un peu plus jeune. Daydream Nation m’avait fasciné, jusqu’au point d’avoir influencé la manière de...

le 9 déc. 2014

20 j'aime