Quand on parle de Sade, on pense en premier lieu à la Philosophie dans le boudoir ou aux 120 journées de Sodome. On fait ainsi quelque tort à sa Justine et à ses trois versions de ne leur accorder que peu de crédit en comparaison. L’œuvre est pourtant aussi riche et représentative de la pensée sadienne que ses imposants confrères.


Dans une structure de roman-mémoire en abyme n'étant pas sans rappeler Manon Lescaut (à l'exception d'un narrateur originel à la troisième personne), ce sont les scabreuses et avilissantes pérégrinations d'une jeune croyante vertueuse à toute épreuve que nous suivons, relatées d'après un narrateur omniscient, imprégnant donc d'une certaine objectivité le récit que la fameuse héroïne sadienne nous en fait. Condamnée à mort, en route vers l'échafaud, elle n'a d'autre choix que de pérorer pour retarder l'heure funeste. Là où Sade en faisait un glaive de l'athéisme contre la religion dans son Dialogue entre un prêtre et un moribond, le dialogue devient dans Justine la dague du dernier recours, l'ultime ressource du désespoir. Justine, dans son infinie candeur, n'en est pas à son premier coup d'essai, et passe en réalité l'intégralité de sa vie à en user, mais systématiquement en vain, face à des libertins toujours plus débridés et endurcis.


Il n'est au final que peu de vices et d'humiliations que l'héroïne sadienne n'ait connus en récompense de son éternelle bonté. Au point que son récit en soit presque affecté, alors que d'expressions périphrastiques et de formules joliettes qualifiant le pénis comme la vulve dans les premiers temps du roman, les dénominations en deviennent plus explicites au fur et à mesure. Justine serait-elle si pure qu'elle le prétend ? Dans sa vertu entachée elle ne semble désormais plus beaucoup hésiter pour décrire d'une précision chirurgicale les horreurs dont ses bourreaux la firent malheureuse victime, pour ne plus passer volontairement sous silence certains détails qu'en signe de remémoration des plus liliaux traits de son caractère. C'est ainsi que s'exerce sur l'esprit des candides filles l'influence perverse des puissants caractères de la société ; à leur contact la pureté s'en va, sans dernier recours. Justine a par-là les traits d'un récit initiatique, au terme pervers de la perte de la virginité et de la candeur, une introduction violente et fatale au libertinage. Plusieurs lieux communs sont renversés à cette fin : expériences avilissantes (restant enrichissantes dans leur finalité) ; échappée des étapes de l'apprentissage plutôt que sortie volontaire après l'enrichissement obtenu, relative linéarité dans ces fameuses péripéties, sans oublier la réconciliation avec le monde ramenant l'héroïne au stade initial de sa pensée, dans une perspective triomphatrice de sa position.


C'est pourquoi cette structure de récit initiatique ne sert en rien une volonté d'apprentissage, et ne s'avère finalement qu'un modèle pour passer en revue la corruption de toutes les strates de la société dans laquelle l'intrigue évolue. Rappelons que Sade, à défaut de n'être qu'un vulgaire pornographe libertin, était avant tout un libertaire révolutionnaire, farouchement opposé à toute forme de pouvoir et de domination sur l'individu. Comme on les y peut voir dans chacun de ses autres romans, Justine est ainsi victime de comtes et baronnes de haut rang (Bressac, Gernande ou la Dubois), d'un médecin (Rodin), de hautes figures ecclésiastiques (le couvent Sainte-Marie-des-Bois), de financiers (l'usurier Du Harpin et le marchand Saint-Florent) ainsi que de la justice elle-même (Cardoville). N'y sont pas même épargnés les pauvres (la mendiante voleuse) comme les riches scélérats sans aucun rang (Roland), chacun abusant de son autorité en infligeant pléthore de supplices sado-masochistes issus de l’imagination fertilement perverse de l'auteur, dont nous ne connaîtrons probablement jamais les plkus profondes arcanes.


C'est là où Justine confine au plus profond fatalisme. La bonne fille vertueuse sera toujours la pauvre victime des sévices innommables des plus profondes perfidies des mauvais sujets de la société, sans espoir de retour. Sade retourne là les codes littéraires classiques en donnant aux antagonistes les issues dont le héros est censé jouir de plein droit suite aux épreuves qu'il affronte. Justine n'aura quant à elle aucune récompense tout au long des siennes, et n'en sera que plus rudement punie par d'autres libertins toujours plus infâmes. Ne comptez même pas sur le retournement final inespéré de la situation de Justine ; elle en sera fatalement frappée par la foudre. Ces antagonistes sont par ailleurs représentés par le prisme d'un caractère très spirituel : les libertins dissertent avec ingéniosité (conservez votre esprit critique cela dit ; n'allez pas adhérer aux thèses misogynes et aux exhortations de certains libertins qu'il est dans l'ordre de la nature qu'il y ait des pauvres et des riches comme des puissants et des faibles), et ne se bornent donc pas qu'à exacerber un appétit sexuel apte à conforter au préjugé moderne cantonnant le libertinage à une affaire de mœurs. On peut ainsi retrouver dans ces discours les petits griefs du matérialisme de Sade face au spiritualisme religieux ; l'auteur invoque au milieu d'orgies de chair ses théories sur le naturalisme propre à justifier les écueils pour lesquelles les institutions contemporaines se feraient un plaisir de le condamner.


Justine renverse les codes, bouleverse la littérature au travers d'un roman ultra-licencieux et scandaleux, qui ne profitera jamais de parution officielle du vivant de son auteur, pour d'autant mieux surfer sur la vague du scandale dont il fera l'objet au sein d'une France encore inapte à recevoir comme il se doit de telles idées.

Aldorus
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le 16 févr. 2017

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