Jérémie
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Jérémie

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Analyse historique des chapitres 27-28 du livre de Jérémie

Chaque année, au 9 du mois d’Av dans le calendrier hébraïque, les Juifs commémorent par un triste jour de jeûne la chute du Premier Temple de Jérusalem, advenue en 586 av. J.-C. du fait de la répression babylonienne d’une révolte indépendantiste judéenne. Il est alors coutume de lire le livre des Lamentations, recueil que la tradition juive attribué symboliquement à Jérémie, prophète biblique visionnaire, dont il sera ici question. Jérémie est notamment célèbre pour avoir tenté de dissuader l’insubordination judéenne à l’égard de Babylone, dont il prévoyait qu’elle devrait nécessairement mener à la catastrophe.

En effet, le petit royaume de Juda (931-586 avant l’ère commune, comme le seront par défaut toutes les dates suivantes) situé dans la partie méridionale des hautes terres cisjordaniennes du Levant, est l’objet d’un contrôle vassalique modéré des grandes puissances régionales de manière quasi-continue depuis le VIIIe siècle, là où plusieurs d’autres États levantins voisins ont déjà été annexés, après la répression d’une de leurs révoltes. Le recul de l’empire assyrien au Levant, affaibli à partir de 626 par la sécession babylonienne de Nabopolassar, permet une brève période d’indépendance levantine de facto, ce qui est l’occasion pour le roi Josias (639-609) d’imposer une réforme monolâtrique yahwiste, censée renforcer l’attachement aux institutions politique et religieuse de la capitale Jérusalem. Mais très vite, vers 620, Juda est dominé par l’Égypte saïte. Cette vassalisation dure jusqu’en 604 : victorieuse des forces pharaoniques à la bataille de Karkemish après avoir annihilé l’empire assyrien (avec l’aide des Mèdes), l’armée de Nabuchodonosor II (604-562) s’empare durablement du Levant, mais échoue son avancée au Sinaï. Le souverain vassalise les États et en reprenant les anciennes structures administratives assyro-égyptiennes. Chaque année, le roi voyage avec son armée y récolter un important tribut fiscal. Cependant, Nabuchodonosor rencontre rapidement des résistances de peuples levantins, probablement encouragés par la dynastie pharaonique saïte. Certains refusent de payer un tribut, notamment à Ashkelon en 604, en Transjordanie en 599, puis au surtout au royaume de Juda probablement dès 600, sous le règne de Yoyaqim (609-598), auparavant remplacé à Josias par le pharaon Néchao II. Afin de dissuader les autres régions à se rebeller, Nabuchodonosor s’oblige à infliger de sévères destructions aux rebelles. En mars 597, enfin victorieux de son siège de Jérusalem, capitale du royaume de Juda, Nabuchodonosor décide notamment de punir le royaume par la déportation du nouveau roi Yékoniah, accompagné de sa cour à Babylone. On désigne à sa place Sédécias (597-586), fils de l’illustre Josias, qui doit jurer fidélité à son suzerain babylonien. Son règne est le marqueur de troubles internes, et voit s’opposer les partisans résignés d’un rapprochement avec Babylone, à ceux de velléités indépendantistes, alimentées par l’humiliante répression de 597 et par un culte yahwiste insistant sur le particularisme israélite.

Si le roi Sédécias reste plusieurs années indécis à ce sujet, ce n’est pas le cas des deux protagonistes du document, les prophètes Hananyah et Jérémie, qui partagent tous deux une opinion tranchée sur la question. On sait peu de choses sur le premier, considéré par la Bible comme un faux-prophète, si ce n’est qu’il est originaire de Gabaon, ville située en Benjamin, en périphérie septentrionale de Jérusalem. Au contraire, la biographie du prophète Jérémie (650-570) est pléthorique, grâce au livre biblique éponyme qui retrace son parcours et ses prédications durant un demi-siècle. Issu d’une lignée sacerdotale judéenne, il dénonce très tôt l’idolâtrie (c’est-à-dire tout culte non exclusivement yahwiste), l’injustice sociale, l’immoralité ou encore l’hypocrisie de son peuple et de ses élites, et n’hésite pas à affirmer des positions controversées, au risque de souffrir de persécutions et d’un certain isolement.

Le document étudié correspond à l’intégralité des chapitres 27 et 28 du livre de Jérémie, qui se classe parmi la partie des Prophètes postérieurs des Nevi’im, second ensemble du Tanakh hébraïque. Ce livre, décomposé en cinquante-deux chapitres, mêle des éléments biographiques ainsi que les oracles et complaintes poétiques du prophète. Si sa date de rédaction, notamment en fonction de ses versions grecque ou massorétique, ne fait pas consensus au sein de la communauté scientifique bibliste, on estime toutefois classiquement , et ce depuis les travaux de Bernhard Duhm (1847-1928), que la majeure partie du livre de Jérémie (comprenant les deux chapitres étudiés) provient d’une rédaction exilique (586-540 environ), possiblement modifiée par la suite jusqu’à la période hasmonéenne (167-63). Le contenu du livre de Jérémie peut donc encore principalement se fonder sur des témoignages oculaires et des récits vécus, en raison de la relative proximité temporelle entre les évènements présentement étudiés et son historiographie. Cette historiographie est dite de type deutéronomiste « exilique », c’est-à-dire issue de l’élite gouvernementale judéenne exilée à Babylone ; l’école deutéronomiste exilique se caractérise par une volonté d’expliquer la chute de Juda et la déportation qui s’ensuit comme résultante de la punition divine pour infidélité à l’Alliance et aux commandements conclus avec YHWH.

Par conséquent, la figure de Jérémie est précieuse au récit deutéronomiste. En cette année 594-593 où se déroulent les faits narrés, et même par-delà ces bornes temporelles, le prophète n’a de cesse de vouloir éviter un conflit avec Babylone, prédisant la chute judéenne qui s’ensuivrait dans ce cas, tandis qu’au contraire Hananyah pousse à recouvrer une souveraineté judéenne par trop longtemps malmenée. Ces deux points de vue contraires découlent d’abord d’une divergence d’appréciation des intérêts matériels des Judéens à propos de leur relation avec Babylone. Cette différence d’appréciation est elle-même le corollaire de deux estimations opposées du rapport de force géopolitique de la région contemporain au texte. Afin de justifier leur première intuition chacune vraisemblablement sincère, les deux prophètes déploient une série d’arguments idéologiques au fil de leurs discours respectifs, qui visent à emporter l’adhésion des opinions gouvernementale et publique qui doivent alors les départager à Jérusalem. Chaque prophète exprime alors une interprétation divergente du message (et même de la philosophie) yahwiste, et se prétend l’authentique percepteur de la parole de YHWH, dont il ne serait que l’humble transmetteur.

Ainsi, comment les prophètes Jérémie et Hananyah, partialement mis en scène dans ce passage biblique, se targuent-ils d’une légitimité théologique audacieuse afin de rallier leur auditoire à leurs positions politiques respectives, qui s’opposent sur l’épineux dilemme d’une sécession des États-vassaux levantins de Babylone en 594-593 ?

Nous répondrons à cette problématique en nous penchant d’abord sur l’hésitation levantine générale entre le choix de la coopération ou de la révolte avec Babylone, puis sur les stratagèmes et arguments rhétoriques mis en place par les prophètes pour triompher de leur(s) concurrent(s), et enfin sur la fabrication historiographique de Jérémie en une parfaite figure prophétique vertueuse, visionnaire et novatrice.

Les chapitres 27 et 28 du livre de Jérémie s’articulent entièrement autour d’une querelle, d’un antagonisme fondamental qui contamine alors toutes les branches de la société judéenne, comme l’explore le document, des milieux gouvernementaux à ceux populaires, en passant par celui sacerdotal, puis bien évidemment prophétique. Il s’agit de l’attitude à adopter face l’empire babylonien et son roi Nabuchodonosor, suzerain étranger qui domine alors par la force et la coercition le royaume de Juda.

Cette domination babylonienne pesante, au cœur de tous les débats, semble vécue comme une humiliation par les Judéens depuis la répression violente et même traumatisante de Babylone à la révolte royale de Yoyakim en 598-597, qui consistait en une simple cessation de paiement de son tribut annuel. Ce sentiment d’humiliation est aussi alimenté par contraste aux années de règne du roi Josias durant lesquelles Juda avait pu goûter au délicieux fruit de l’autonomie, profitant alors de la recomposition géopolitique en cours des grands empires du Proche-Orient. Le long règne de Josias était également celui du renforcement de la centralisation de Jérusalem, tant du point de vue politique ou institutionnel que théologique, et du statut inégalable de son Temple, théâtre supposément exclusif des sacrifices rituels. La place du Temple est à l’image de celle donnée dans le chapitre 27 à ses « ustensiles », c’est-à-dire à ses objets mobiliers de grande valeur , dont une partie est emportée en 597 à Babylone par Nabuchodonosor en guise de butin de guerre , ou de majoration du montant du tribut monétaire impayé. La propriété future des ustensiles préoccupe non seulement le texte pour ce qui est de ceux emmenés à Babylone, mais également pour ceux qui restent encore « dans le temple de YHWH, dans le palais royal de Juda et à Jérusalem » (Jr 27, 18) : on repère-là la conscience de la fragilité du pouvoir royal judéen, subordonné à un royaume babylonien plus étendu, plus riche, plus nombreux et plus armé. Parmi les ustensiles restants, on retrouve « des colonnes, de la Mer, des bases et des autres (…) » (Jr, 27, 19). Il s’agit-là principalement d’éléments architecturaux ou décoratifs, au coût important, qui se veulent représentatifs du décorum de la capitale judéenne : les substituer à Jérusalem, c’est affaiblir radicalement ses institutions : rien n’est moins désincarné qu’un lieu vide. Cela peut expliquer un probable sentiment de dépossession judéen, alimenté par le coût réel important du tribut annuel, qui se répercute sur la charge de travail ou le pouvoir d’achat des travailleurs. En effet, la centralité d’alors du Temple, sa dimension sacrale en fait le lieu de dépôt des impôts annuels, qu’ils soient de nature politique ou rituel (les offrandes populaires obligatoires lors des fêtes moissonnées de Pessah, Shavouot et Souccot).

A l’espérance du retour de la totalité des ustensiles considérés comme volés par Babylone s’ajoute celle du retour de « Yékonyah, fils de Yoyaqim, roi de Juda, avec tous les déportés de Juda qui sont allés à Babylone » (Jr 28, 4) réponse à leur sédition en 597. La mention du titre royal pourtant déchu de Yékoniah montre qu’on le considère toujours comme le roi légitime de Juda, et que Sédécias n’est de ce point de vue qu’intérimaire, bien qu’également issu de la famille royale d’ascendance prétendument davidique. Sédécias ne tient donc en réalité son pouvoir que de sa nomination par Nabuchodonosor, qui suppose un pacte préalable entre les deux souverains et un serment solennel d’allégeance du premier au deuxième : cela explique la moindre portée symbolique du pouvoir royal judéen d’alors, ainsi que ses hésitations à trahir l’entité qui lui a permis d’accéder au trône. De plus, la suzeraineté babylonienne permet au moins une certaine stabilisation, sécurisation et unité de la région levantine, récent théâtre de guerres territoriales entre les empires. Cette hésitation royale, qui durerait jusqu’à l’accession au pouvoir du nouveau pharaon Apriès (589-570), alimente certainement la nécessité de la tenue publique de débats prophétiques, demandés sur l’épineux et l’irrésolu dilemme de la nature de la relation judéo-babylonienne.

Et pour cause, il nécessite une appréciation subtile du rapport de force géopolitique régionales en cette « quatrième année, au cinquième mois » (Jr 28, 1) du règne de Sédécias, c’est-à-dire au mois d’Av (juillet-août 594).

L’intensité immédiate de ce débat d’ordre public et politique s’explique également par un évènement de haute tenue mentionné en toile de fond dans le texte : YHWH demande à Jérémie à ce qu’on envoie des cordes et un joug « au roi d’Edom, au roi de Moab, au roi des Ammonites, au roi de Tyr et au roi de Sidon, par l’entremise de leurs envoyés qui sont venus à Jérusalem auprès de Sédécias, roi de Juda » (Jr 27, 3). Il s’agirait donc d’une réunion diplomatique, sinon contemporaine, du moins très récente en ce mois de juillet-août de l’année 594-593 ; elle rassemblerait les ambassadeurs des autres royaumes levantins des alentours (venus de Phénicie ou de Transjordanie) à Jérusalem, ce qui souligne au passage la centralité de la capitale judéenne, qui a bénéficié de la chute de sa rivale Samarie en 722 ainsi que des chantiers architecturaux qui l’ont étendue et rénovée sous les règnes d’Ezechias (716-687) et de Manassé (687-642) .

On suppose que la réception des ambassadeurs de ces multiples États-vassaux voisins de Juda doit permettre de préparer le plan stratégique d’une éventuelle révolte coalisée contre leur suzerain babylonien, qu’ils ont alors tous en commun : « Toutes les nations lui seront soumises » (Jr 27, 7), comme le prophétise Jérémie. Mais cette réunion peut aussi simplement permettre de se voir confirmé le caractère sérieux du projet à chacun . De cette tentative de coalition levantine, on ne peut que supposer un héritage historique plus ou moins conscient de l’illustre coalition des Douze rois levantins, successive à repousser au milieu du IXe siècle les assauts du roi assyrien Salmanazar III, venu lui aussi de la région du Tigre.

Ce projet d’alliance est alors vraisemblablement conforté par l’affaiblissement temporaire de Babylone depuis 2 ans, qui doit notamment réprimer des séditions militaires internes et des raids élamites en Orient. Ainsi, pour la première fois depuis sa conquête en 605-604, cela fait 2 ans que Nabuchodonosor II n’a pas mis les pieds au Levant afin d’effectuer son prélèvement traditionnel du tribut : les États levantins y pressentent-là une opportunité, en établissant un parallèle avec l’absence du pouvoir assyrien au Levant à partir de 626 du fait de son conflit avec Babylone, qui devait alors annoncer sa chute prochaine.

Si elle est nommément absente des chapitres 27 et 28 du livre de Jérémie, l’ombre de l’Égypte plane sur ses lignes, par son rôle géopolitique prééminent de contrepoids à Babylone dans la région. Sauvé en 601 d’une conquête des Chaldéens en Basse-Égypte, le pouvoir pharaonique accepte mal d’avoir été chassé en 605-604 du Levant, car le contrôle de cette zone est précieux, en ce qu’elle est un carrefour commercial et un verrou stratégique de la région. La porosité du Levant avec la frontière égyptienne ennemie explique d’un autre côté le zèle babylonien à durement réprimer chaque révolte levantine naissante 604 (avec l’exemple de la destruction d’Ashkélon), et dissuader ainsi tout embrasement des États levantins comme l’espérerait l’Égypte. On soupçonne par conséquent un rôle de soutien, si ce n’est d’initiateur, de l’Égypte saïte à cette réunion diplomatique de 594-593, puisque celle-ci viserait à déstabiliser son rival babylonien dans la région . On imagine également des promesses d’appui militaire égyptien en cas de révolte, réel ou fantasmé, qui viserait à convaincre les États levantins à s’insurger. Là où les Saïtes jouent la carte de l’unité des États levantins, Jérémie joue la carte du morcellement et de la concurrence entre eux : « La nation qui offrira sa nuque au joug du roi de Babylone, et lui sera soumise, je lui accorderai du repos sur son sol – oracle de YHWH -, elle le cultivera et y restera. » (27, 11). L’idée est que cette nation doit être plus rapide, plus clairvoyante que les autres à percevoir la supériorité de Babylone pour se voir récompenser d’un traitement favorable : cela doit inciter les États levantins à se trahir et à rechercher directement la protection du royaume le plus puissant, en l’occurrence Babylone, à la manière de la fameuse figure du royaume levantin systématiquement récalcitrant aux précédentes coalitions anti-assyriennes, qui obstruait ainsi leur réussite.

Même en cas d’hypothétique aide égyptienne, les États levantins coalisés auraient-ils la puissance de repousser Babylone ? Ne vaudrait-il pas mieux prudemment rester fidèle au suzerain, qui semble in fine toujours réussir à l’emporter ?

Cette question fondamentale qui est celle de l’évaluation de l’avantage du rapport de force géopolitique régional, divise le royaume de Juda, et conditionne le soutien de chacun à une éventuelle coalition levantine anti-babylonienne soutenue par les Saïtes. On suppose d’ailleurs qu’elle se pose également en interne dans les royaumes de Moab, Ammon, Edom, Tyr et Sidon, conscients des risques de répression babylonienne terrible en cas d’échec d’une telle révolte.

Se forment alors deux camps judéens qui s’opposent sur la réponse à cette question, et sont indirectement chacun représentés dans le texte par les prophètes Jérémie et Hananyah.

Le premier prophète, prétendant parler au nom de YHWH, énonce que « La nation ou le royaume qui ne se soumettra pas à Nabuchodonosor, roi de Babylone, et n’offrira pas sa nuque au joug de Babylone, c’est par l’épée, la famine et la peste que je visiterai cette nation (…) jusqu’à ce que je l’aie livrée entre ses mains » (Jr 27, 8). Si l’on fait abstraction du registre théologique de ces propos et du recours à YHWH comme figure d’autorité consensuelle, on obtient la mise en garde suivante : toute révolte levantine contre Babylone sera durement réprimée par Babylone et amènera des calamités telles que la faim et la maladie, propres aux temps de guerre et surtout de siège à cause de l’isolement de forces assiégées. Ainsi, bien qu’elle soit tentante, une révolte entraînerait in fine davantage de souffrance que de recouvrement de souveraineté.

Telle est la position des partisans du camp judéen dit « pacifiste ». Il a donc pour caractéristique d’être pessimiste sur les chances de réussite d’une coalition, qui ne permettra pas de se défaire de la suzeraineté de Babylone malgré même un aide saïte surestiméee. On considère donc les pacifistes comme pro-babyloniens (même si les pacifistes recherchent seulement la solution la moins néfaste pour Juda). C’est d’ailleurs un point qui est régulièrement reproché à Jérémie, jusqu’à son emprisonnement au chapitre 37 par l’administration royale judéenne durant la guerre de 588-586 contre Babylone, pour soupçon d’intelligence avec l’ennemi. Les pacifistes, qui comportent par ailleurs le prophète Ezéchiel, la majorité de l’armée et le parti des Shaphânides (des administrateurs partisans de l’ex-secrétaire royal Shaphân) veulent avoir tiré les leçons de l’échec de la révolte de 598-597. Ils sont convaincus que la domination babylonienne sur le Levant depuis une décennie n’est pas une parenthèse, qu’elle se perpétuera après Nabuchodonosor « jusqu’à son fils et à son petits-fils » (Jr 27, 7), et qu’il convient donc d’en tenir compte et de composer avec. Par ailleurs, sur un registre plus moral, les pacifistes arguent la nécessité d’honorer le pacte conclu entre Sédécias et Nabuchodonosor, créateur d’obligations, solennellement scellé sur le nom de YHWH afin de renforcer sa valeur et limiter les risques de trahison de Sédécias. C’est probablement l’implication de ce nom divin au cœur du lien de subordination vassalique qui rend ce lien si intangible. Ainsi, Jérémie insiste de manière répétitive sur l’implication de la volonté de YHWH qui découle de ce pacte vassalique : « j’ai remis tous ces pays aux mains de Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur ; j’ai mis à son service jusqu’aux bêtes des champs » (Jr 27, 6). Ainsi, briser ce pacte vassalique, non seulement serait une erreur géostratégique, mais équivaudrait même à un parjure, à une opposition frontale à la volonté divine.

Ce n’est pas l’interprétation qu’en ferait le camp belliciste, qui supposerait que l’implication du nom de YHWH au moment de la conclusion du pacte vassalique est caduque, puisque non réellement consentie sous l’effet de la contrainte militaire en 597 lors de l’accession au trône de Sédécias. Au contraire, YHWH, en sa qualité de dieu du peuple israélite, doit aider ce peuple à recouvrir son indépendance et sa souveraineté. Il est dès lors légitime, selon Hananyah (soutenu par les proches conseillers de Sédécias), de « briser le joug de Nabuchodonosor, roi de Babylone, l’enlevant de la nuque de toutes les nations » (Jr 28, 11), afin de libérer ces nations de la tyrannie et d’une domination étrangère. Le parti belliciste ne peut dès lors qu’être favorable à un rapprochement avec l’Égypte saïte, qui peut l’aider à contrer Babylone, et semble moins menaçante car déjà impliquée et influente au Levant depuis des siècles.

Le recul historique nous permet facilement de mesurer l’erreur d’appréciation du camp belliciste, sa surestimation des forces coalisées lors d’une nouvelle révolte contre Babylone. Selon Thomas Overholt, la position belliciste est obsolète ; elle demeure aveuglée par l’heureuse exception judéenne à avoir su maintenir une relative forme d’indépendance dans la région (là où Israël est annexé depuis 720), notamment au moment de l’échec du roi assyrien Sennacherib à venir à bout de son siège de Jérusalem en 701. En découle un certain sentiment trompeur d’intouchabilité judéenne, renforcé par une ferveur religieuse encore majoritairement convaincue que YHWH intercédera tôt ou tard en la faveur des Judéens : « Ainsi parle YHWH Tsabaot (…) Encore deux ans et je ferai revenir en ce lieu tous les ustensiles du temple de YHWH que Nabuchodonosor a enlevés pour les emporter à Babylone » (Jr 18, 3).

Devant l’indécision de Sédécias et des Judéens à trancher définitivement en faveur du camp pacifiste ou belliciste, chacun étant solidement construit comme nous l’avons vu autour d’arguments géostratégiques et même théologiques, les deux prophètes doivent déployer avec inventivité des stratagèmes, procédés et arguments rhétoriques qui doivent leur permettre d’emporter l’adhésion de leur auditoire, et ainsi faire pencher la balance en faveur leur propre camp. Les méthodes prophétiques des discours Jérémie et Hananyah sont assez similaires, au fil du texte, selon que leur auditoire est de type gouvernemental, royal, sacerdotal ou populaire.

L’enjeu crucial des prophètes est avant tout d’être reconnus comme tel, c’est-à-dire que leur auditoire les croie sincèrement élus par YHWH pour être dépositaires de sa parole, et donc détenteurs de vérité. Cela suppose bien sûr une cohérence entre le discours et les actes du prophète, un charisme et une apparente confiance en soi. Surtout, pour être crédible, la parole divine transmise par le prophète ne doit pas s’opposer à celle d’un autre prophète auto-proclamé concurrent. Cela explique la mise en garde de Jérémie (prétendant alors transposer la parole de YHWH) à l’adresse des ambassadeurs levantins à Jérusalem : « Et vous, n’écoutez pas vos prophètes, devins, songes, augures et magiciens qui vous disent : « Vous ne deviendrez pas sujets du roi de Babylone ! C’est un mensonge qu’ils vous prophétisent. » (Jr 27, 9-10). La mise à bas probatoire de la parole prophétique rivale est une tâche particulièrement ardue chez les Israélites, pour deux raisons. D’une part, nombre de prédicateurs s’autodéclarent prophètes ; c’est une tradition très ancrée depuis le VIIIe siècle (avec notamment Amos, Jonas, Osée, Isaïe ou encore Michée, présents dans le Tanakh dans leurs livres éponymes de la Bible), ce qui endurcit nécessairement la concurrence et renforce en retour la méfiance du peuple. D’autre part, si le phénomène prophétique est largement répandu dans le reste du Proche-Orient et en Mésopotamie, les prophètes de ces régions pratiquent leur divination au travers de la méthode de l’extipicine, c’est-à-dire de l’examen des entrailles des animaux sacrifiés. Les prophètes israélites, exclus de ce rituel, ne peuvent donc faire reposer leurs allégations sur aucun élément tangible probatoire, quand bien même ne le serait-il qu’aux yeux des initiés aux méthodes de l’extipicine. Faute de cela, Jérémie tente de démystifier les allégations des prophètes bellicistes à travers le raisonnement suivant : « S’ils étaient ]de véritables[ prophètes, s’ils avaient la parole de YHWH, ils intercèderaient auprès de YHWH Tsabaot pour que ne s’en aille pas à Babylone ce qui reste d’ustensiles (…) à Jérusalem (…) ]qui[ seront emportés à Babylone » (Jr 27, 18-22). On touche là une faille du discours de Jérémie, et plus généralement des prophètes israélites : comment peut-on agir contre un évènement qui n’est pas encore advenu ? Comment même persuader son auditoire de la véracité d’évènements prédits que l’on ne peut anticiper ? De plus, en l’occurrence Jérémie s’est vu interdire au chapitre 14 toute intercession personnelle sur des évènements concrets à la place de YHWH. Ne pouvant agir lorsqu’il l’estime nécessaire, la crédibilité de Jérémie se retrouve ainsi écornée aux yeux de l’auditoire, dont la persuasion est son seul objectif.

Finalement, en toute rigueur, la seule arme des prophètes israélites reste leurs stratagèmes ou capacité rhétorique, qui ne peuvent se concrétiser qu’à travers des discours ou gestes symboliques. Mais en cas de concurrence avec un autre prophète, on ne peut que juger selon l’adage « parole contre parole ». Cela explique la difficulté de Jérémie au chapitre 28 à contrecarrer le discours du belliciste Hananyah, et à le dévoiler comme un faux-prophète « en présence des prêtres et de tout le peuple » (Jr 28, 1).

Comme nous l’avons vu, il est impossible pour Jérémie ou Hananyah de prouver en temps réel la véracité de leurs allégations supposément divines. Au-delà du contenu de fond de leur discours, que nous avons déjà survolé, les prophètes cherchent à se surpasser en déployant tout une mise en scène théâtrale et inventive.

Cette mise en scène passe avant tout par la symbolique du joug, qui représente la suzeraineté de Babylone sur le Levant. Ainsi, YHWH ordonnerait à Jérémie : « Fais-toi des cordes et un joug et mets-les sur ta nuque » (Jr, 27, 3), tandis que Hananyah se targue (au nom de YHWH) d’avoir « brisé le joug du roi de Babylone ! » (Jr, 28, 3). Matériellement, un joug correspond à une ou plusieurs barres de bois, constitutives avec les cordes qui les relie à un attelage . Le joug est maintenu sur le cou d’un animal de trait, généralement un bovin castré, afin que l’éleveur puisse contrôler ses mouvements et exploiter convenablement sa force de travail animale avant d’en récolter les bénéfices. Cette situation peut en effet être rapprochée du statut vassalique : le vassal est tenu de reverser une partie du fruit de son travail à son suzerain, pâtit d’une infériorité hiérarchique à connotation potentiellement humiliante. S’il peut donc à première vue paraître étrange, l’usage prophétique du joug fait sens dans cette situation. Ce n’est pas la première fois que Jérémie recourt à un l’usage symbolique d’un objet intrigant : il y a auparavant la ceinture pourrie (Jr, 13) la cruche brisée (Jr, 19) , le fracas de la bouteille (Jr, 19, 1-3) ou encore la dissimulation du gilet (Jr, 13) . Ce type de pratique permet d’une part à Jérémie d’attirer l’attention de son public, et d’autre part d’illustrer son propos par une situation concrète plus facilement mémorable.

Au chapitre 28, la joute d’abord uniquement oratoire entre Jérémie et Hananyah se transforme ensuite une véritable démonstration de force théâtrale : « Alors le prophète Hananyah arracha le joug de la nuque du prophète Jérémie et le brisa. Et Hananyah dit en présence de tout le peuple : « Ainsi parle YHWH. C’est comme cela, d’ici deux ans, que je briserai le joug de Nabuchodonosor, l’enlevant de la nuque de toutes les nations » (Jr, 28, 10-11). On remarque au passage la légère incohérence du discours de Hananyah, qui affirmait auparavant avoir déjà brisé le joug de Babylone. La surenchère symbolique autour du joug se poursuit, lorsque Jérémie réplique, au nom de YHWH : « Tu brises les jougs de bois ? Eh bien ! je vais les remplacer par des jougs de fer (…) que je mets sur la nuque de toutes ces nations » (Jr, 28, 13-14). On peut interpréter le changement du joug de bois au joug de fer comme celui de la vassalisation à la provincialisation ; la provincialisation est censée empêcher toute autonomie politique par la neutralisation des institutions politiques locales et la complète intégration à l’empire babylonien, ce qui advient ensuite en 586. Le message de Jérémie est donc clair : en cas de résistance à la domination babylonienne légitime, cette domination ne fera que se renforcer et courber davantage encore le Levant.

Enfin, la promptitude de Jérémie à s’infliger personnellement le port désagréable d’un joug en public (Jr 27, 2) est le révélateur d’un stratagème de « communication » assez récurrent pour le prophète. Il s’agit d’afficher son auto-humiliation et les souffrances que l’on s’inflige de bon gré, afin de désamorcer les accusations de profit intéressé que tirerait le prophète grâce à son activité . Jérémie cherche à prouver sa crédibilité en montrant qu’il se dédie entièrement à sa cause prophétique, qu’il montre l’exemple en portant le joug que tous devraient porter. Il a même consenti au vœu de célibat (Jr, 16, 1-13), à l’isolement, afin de désamorcer les accusations qui voudraient qu’il tire profit de son statut social particulier : ce n’est pas pour rien qu’on surnomme en anglais Jérémie le « wheeping prophet », le prophète éploré. On ne peut par ailleurs qu’imaginer les accusations qu’a dû recevoir Jérémie à la suite de ses harangues favorables du camp pacifistes : il tirerait des avantages matériels ou financiers auprès de Babylone.

Tous les sacrifices personnels qu’il consent au bénéfice de son activité prophétique ne servent pourtant qu’à appuyer une idée : Jérémie est intègre, il s’applique ce qu’il prêche (port symbolique du joug) et est davantage attaché à la vérité qu’aux honneurs publics ou aux avantages matériels.

Cette posture, qui diffère de celle adoptée par Hananyah, est directement reliée aux arguments théologiques du discours de Jérémie : « La nation ou le royaume qui ne se soumettra pas à Nabuchodonosor, (…) et n’offrira pas sa nuque au joug du roi de Babylone, c’est par l’épée, la famine et la peste que je visiterai cette nation – oracle de YHWH – jusqu’à ce que je l’aie livrée entre ses mains. » (Jr, 27, 8) Sans concessions, Jérémie décide donc d’argumenter son prêche par la menace du châtiment divin, et du malheur qui s’ensuivrait. Il espère que l’esquisse de ce tableau noir terrorisera et dissuadera les Judéens de prendre le parti belliciste : « Soumettez-vous au roi de Babylone et vous resterez en vie. Pourquoi cette ville deviendrait-elle une ruine ? » (Jr 27, 17). Faute de preuve matérielle à sa disposition de la véracité de ses propos, Jérémie ne peut que se contenter de faire planer un risque de punition en cas d’infidélité à la parole de YHWH qu’il transmet. Cette technique qui consiste à faire planer la menace d’un châtiment divin dissuasif est souvent utilisée par l’école deutéronomiste. Jérémie tente par ailleurs de répondre à Hananyah en jouant sur un constat : « Les prophètes qui nous ont précédés, toi et moi, depuis bien longtemps, ont prophétisé, pour beaucoup de pays et pour des royaumes considérables, la guerre le malheur et la peste ; » (Jr 28, 8). L’argumentaire de Jérémie cherche donc à se placer sous les auspices traditionnels et rassurants des anciens prophètes, tels qu’Isaïe et Michée , qui ont déjà fait leurs preuves.

L’argumentaire de Hananyah est complètement opposé à celui-ci. Non seulement prédit-il une victoire de la révolte, mais aussi le retour des « ustensiles du temple de YHWH que Nabuchodonosor a enlevés pour les emporter à Babylone » (Jr 28, 3). Plutôt que d’insister sur le risque d’une aggravation des souffrances judéennes, ou d’une lourde sanction babylonienne en cas de défaite, Hananyah évoque la promesse du recouvrement des pertes de 597, vécues comme une humiliation en Juda. Le recouvrement des pertes mal acceptées de 597 inclut le retour sain et sauf de « Yékonyah fils de Yoyaqim, roi de Juda, avec tous ses déportés se Juda qui sont allés à Babylone » (Jr, 28, 3). Si l’argumentaire de Jérémie tourne donc autour de la dissuasion, celui de Hananyah se place à l’aune de la promesse d’une amélioration.

Or, la psychologie humaine est ainsi faite qu’un auditoire déjà frustré d’une situation de subordination sera davantage sensible à un discours d’espoir qu’à un discours remontrance. Hananyah l’a bien compris, et Jérémie lui reproche cette malhonnêteté intellectuelle : « le prophète qui prophétise la paix, c’est quand s’accomplit sa parole qu’on le reconnaît pour un authentique envoyé de YHWH ! » (Jr 28, 9). Il insinue là qu’une prophétie de la prospérité est mieux entendue, à leur période, qu’une prophétie de malheur réaliste. Il faut ainsi reconnaître l’efficacité démagogique de l’argumentaire de Hananyah, qui semble triompher de la joute verbale qui l’a opposé à Jérémie au Temple : « Et Hananyah dit en présence de tout le peuple (…) Et le prophète Jérémie s’en alla » (Jr 28, 11). Or, un départ dépité sans réponse s’apparente à la reconnaissance implicite de sa défaite, ou du moins de sa capacité à convaincre l’auditoire.

Dans l’immédiat, c’est donc Hananyah et son camp belliciste qui semblent emporter l’adhésion majoritaire de l’auditoire judéen, comme l’histoire va le confirmer par la suite avec la décision de Sédécias de cesser vers 589 le paiement de son tribut, amorçant ainsi la défaite de la dernière révolte du royaume.

Cependant, sur une perspective médiate, et du point de vue du lecteur du livre de Jérémie, c’est bien ce prophète majeur du Tanakh qui emporte l’adhésion, et s’impose comme une figure authentique, vertueuse et visionnaire, principalement du fait de la réalisation a posteriori de ses prédictions.

La seule prédiction de Jérémie qui s’avère réelle du seul fait de la lecture du chapitre 28 est la mort punitive de Hananyah ; « Et le prophète Jérémie dit au prophète Hananyah : « Écoute bien, Hananyah : YHWH ne t’a point envoyé et tu as fait ce que ce peuple se confie au mensonge. C’est pourquoi, ainsi parle YHWH. (…) cette année tu mourras car tu as prêché la révolte contre YHWH. » Et le prophète Hananyah mourut cette année même, au septième mois » (Jr 28, 15-17). S’il n’obtient pas gain de cause devant les foules, Jérémie réussit in fine à neutraliser le pouvoir de nuisance du faux-prophète Hananyah, et voir ainsi son propre authen pouvoir de prédiction confirmé. La peine capitale à laquelle YHWH aurait condamné Hananyah est justement prônée par le livre du Deutéronome (Dt 15, 20), écrit durant les années 620, pierre angulaire de la réforme monolâtrique josianique à laquelle sont fortement attachés les deutéronomistes exiliques, principaux rédacteurs supposés de ce texte.

Grâce à ce texte biblique et malgré son échec de persuasion de son auditoire immédiat, la figure de Jérémie, dont l’historicité n’est pas contestée, réalise sans le savoir la prouesse d’obtenir une immense consécration post-mortem, à travers les générations de lecteurs de la Bible, au point que l’on peut se demander si les auteurs du livre de Jérémie n’ont pas délibérément accentué sa posture de marginal malheureux, afin d’en faire un martyr, exemple d’incorruptibilité et de droiture morale.

En outre, avec le recul historique a posteriori dont peut bénéficier tout lecteur du livre de Jérémie, il est remarquable que l’entièreté des prédictions du prophète Jérémie en cette année 594-593 se soient avérées correctes du point de vue historique : la terrible répression de la révolte sécessionniste levantine (Jr, 27, 8) est effectivement réprimée dans le sang en 586 ;les États-vassaux levantins n’ayant pas pris part à la révolte sont effectivement épargnés (Jr 27, 11) ; les ustensiles restants à Jérusalem sont bel et bien pillés et emportés vers Babylone (Jr 27, 22). On peut donc douter, avec un regard critique, de la capacité de Jérémie à avoir formulé autant de prédictions qui se soient toutes avérées justes avec le temps : on imagine une déformation - plus ou moins - importante des propos réels du personnage par les rédacteurs du livre, afin de plaquer leurs propres préoccupations des années 586-540 sur une narration de ces évènements antérieurs à la chute du Temple. En effet, ce n’est sans doute pas le fruit du hasard si le discours de Jérémie permet, heureusement d’un point de vue exilique, une bonne entente entre la Golah babylonienne et le roi auquel elle est soumise : le camp pacifiste est favorable à une bonne entente judéo-babylonienne. Au contraire, ce parti pourrait s’opposer à celui des Judéens non exilés, ainsi qu’à la diaspora judéenne en Égypte , comme l’avance Konrad Schmid.

L’idée d’une réécriture du texte se confirme aussi grâce à l’ajout apparent de précisions chronologiques redondantes : « Cette même année (…) la quatrième année de son règne » (Jr 28, 1). L’une de ces deux propositions a été rajoutée, afin de produire un ensemble textuel cohérent qui lie les chapitres 27 et 28 . Or, une des caractéristiques de l’historiographie deutéronomiste postexilique est la volonté de créer un récit cohérent, qui assemble des morceaux de textes, progressivement rédigés, ensemble. Ainsi, plusieurs historiens biblistes contemporains, tels que Konrad Schmid, remettent en question l’essence fondamentalement exilique du livre de Jérémie, qui serait davantage de nature postexilique, c’est-à-dire plutôt rédigé sous l’époque perse. Une phrase du texte nous semble évidemment pointer en ce sens : « ]les ustensiles restés à Jérusalem[ seront emportés à Babylone, jusqu’au jour où j’irai les chercher – oracle de YHWH -. Alors je les ferai remonter et revenir en ce lieu ! » (Jr 27, 21-22).

Cette phrase est une allusion claire au retour des Judéens exilés vers la Judée, corollaire du projet de type sioniste de reconstruction du Second Temple amorcée après 539 et la période de domination perse. Dans cette même idée, les historiens biblistes datent en effet la version finale du texte massorétique encore en usage du livre de Jérémie à la période perse (pour Y. Goldman), voire hasmonéenne (selon P.-M. Bogaert, P. Piovanelli et A. Shencker). L’hypothèse d’une seconde couche rédactionnelle post-exilique est corroborée par les travaux de Thomas Römer pour ce qui touche aux chapitre 7 à 44 du livre de Jérémie .

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B. Une soumission à Babylone indissociable de la soumission à la suprématie divine et à l’Alliance

-> Dire que Nbk est envoyé de Dieu semble émaner des exilés, qui s’entendent bien avec le pouvoir babylonien et veulent se dédouaner de responsabilité de leur échec par un certain fatalisme

Pour servir ses vues politiques, on transforme la défiance d’une révolte contre Nbk en une révolte idolâtre contre YHWH.

Rébellion contre Nbk = rébellion contre Dieu, donc péché. Surtout que alliance entre Sédécias et Nbk conclue sur le nom de YHWH -> parjure

-> Position des auteurs fortement déterminisme, fatalisme historique désabusé marqueur de l’exil

C. Le renforcement paradoxal de l’idée d’un dieu omnipotent comme réponse à la déchéance de la monarchie israélite

Vision d’un YHWH créateur universel découle du message de l’historiographie biblique sacerdotale.

La promotion d’une grille de lecture fataliste et déterministe à destination d’un lecteur israélite déboussolé.

Responsabilité maximale de Dieu. D’ailleurs jamais Jr n’a le pouvoir d’exécuter lui-même ce qu’il prophétise, tout est le fruit de l’action divine -> interdiction au prophète de l’intercession, cf Prophetic Legitimation in Jeremiah p. 133

En ce sens, renversement de l’idée yahwiste classique qui voudrait que YHWH soutienne indéféctiblement son peuple uniquement, dans ses victoires, qu’il soit garant de la sécurité d’Israël tant que celui-ci le vénère et n’est paidolâtre -> position classique confiante, portée par Hananyah

S’y oppose position novatrice de Jérémie, + sophistiquée :

Ici, chaque évènement qui se produit est vu comme découlant de sa volonté, il convient donc de les expliquer par la punition lorsqu’il s’agit d’évènement négatif pour Israël. Position deutéronomiste maximaliste, où tout découle de la volonté de Dieu, même les évènements négatifs qui deviennent des punitions : c’est là l’annonce d’un véritable monothéisme en cours de construction.

Nous nous étions interrogés en introduction sur la manière dont les prophètes Jérémie et Hananyah s’investissaient d’une légitimité théologique audacieuse afin d’emporter l’adhésion de leur auditoire à leurs vues géostratégiques respectives sur la question de l’indépendance des États-vassaux vis-à-vis de Babylone, et sur la manière dont le texte biblique, postérieur aux évènements mettait en scène l’opposition de ces deux prophètes, en prenant clairement le parti pour Jérémie.

À l’issue de cette analyse, il est possible de conclure que l’intuition géostratégique de chaque prophète du rapport de forces en présence dans la région (depuis Babylone jusqu’à l’Égypte, en tenant compte des États-vassaux levantins voisins) est un axiome à leur positionnement dans la grille de lecture qui oppose un camp pacifiste pro-babylonien, celui de Jérémie, à un camp belliciste pro-indépendantiste et pro-égyptien, celui de Hananyah. Dans leur rivalité à prétendre sans preuve immédiate possible au titre de véritable prophète, les deux orateurs déploient un certain nombre de stratagèmes et mises en scène (en premier lieu duquel l’usage symbolique du joug) qui visent à convaincre leur auditoire de la pertinence de leur vue. Au conflit d’influences étrangères entre les belliciste et les pacifistes s’ajoute d’autre désaccords tout aussi profonds entre : Jérémie, essentiellement pessimiste, conçoit la domination babylonienne comme inévitable et nécessaire pour éviter une aggravation du sort judéen, tandis que Hananyah, davantage optimiste, estime une coalition levantine, forte du soutien de YHWH, capable de renverser son suzerain tyrannique. Pour Jérémie, une révolte contre Nabuchodonosor équivaudrait à une révolte parjure contre YHWH, dans la mesure où son nom était impliqué dans le pacte vassalique entre Sédécias et Nabuchodonosor, et dans la mesure où le prophète porte déjà l’idée d’une omnipotence universelle du Créateur à la cause de tous les évènements, positifs comme négatifs : c’est là la préfiguration de l’idée monothéiste, indissociable de la désillusion de l’exil. Si Hananyah parvient à susciter l’adhésion majoritaire immédiate des Judéens, c’est Jérémie qui apparaît, aux yeux du lecteur universel, comme l’authentique et vertueux détenteur de la vérité, par sa capacité à prédire correctement les évènements futurs. Cette capacité est vraisemblablement déformée et exagérée par l’historiographie exilique et postexilique de ce texte, qui arrangent les enjeux théologiques de l’époque narrée en fonction des leurs, principalement la justification de l’exil comme résultant d’un aveuglement judéen et d’une infidélité à la parole de YHWH. On peut avancer que l’aveuglement du camp belliciste dû à un excès de confiance, une lecture obsolète du rapport de force géopolitique de l’époque et un sentiment trompeur de sécurité dû à l’idéologie yahwiste proclamant jusque-là Jérusalem et le Temple comme intouchables et éternels.

En 589 le nouveau pharaon Apriès accroît la précédente politique d’encouragement à la sédition des royaumes-vassaux levantins, qui cessent alors probablement de payer leur tribut à Babylone. Dès 587 Nabuchodonosor répond et lance un long siège sur Jérusalem, qui prend fin en 586 : de nombreux bâtiments détruits, le Temple est brûlé, dans un geste essentiellement politique censé marquer la supériorité de l’ethno-religion babylonienne sur celle israélite. La région de Jérusalem dépeuplée, et la majorité des élites judéennes déportée à Babylone, en tout 10 % de la population du royaume selon les estimations ! Cela entraîne un net déclin de la région les décennies suivantes, qui redevient plus rurale et moins dynamique du point de vue des échanges commerciaux et urbains. Surtout, Juda est provincialisé, le royaume disparaît. C’est donc un échec total du parti pacifiste judéen, la prophétie de Jérémie advient. Le feu de la révolte – également réprimée - se poursuit même aux royaumes d’Ammon et Moab en 583.

En exil, l’élite judéenne s’avère bien insérée dans les hautes sphères de la société babylonienne. Elle reste cependant endogame du fait d’un exil de masse et groupé, contrairement à l’exil de Samarie de 722 qui a disséminé donc dilué la conscience ethno-religieuse des Israéliens. C’est en suivant le conseil de Jérémie de construire des maisons, cultiver son jardin, se marier, engendrer œuvrer à la prospérité de Babylone (Jr 29, 5-7) que les Judéens exilés parviennent à s’enrichir contre toute attente de leur infortune . Paradoxalement, c’est cet exil qui va contribuer le développement de la religion israélite, ainsi que la formation d’un corpus textuel cohérent, préfigurant l’assemblage de la Torah, du Tanakh et du monothéisme.

Bibliographie

– J. BERQUIST, « Prophetic Legitimation in Jeremiah », Vetus Testamentum 39 (1989), p. 129-139.

– J. BRIGHT, The Anchor Bible Jeremiah, New York, 1981, p. 195-203.

– Th. OVERHOLT, « Jeremiah 27-29: the Question of False Prophecy », Journal of the American Academy of Religion 35 (1967), p. 241-249.

– O. LIPSCHITS, The fall and rise of Jerusalem: Judah under Babylonian rule, Winona Lake, 2005.

– Th. RÖMER et al. (ed.), Introduction à l’Ancien Testament, Genève, 2009, p. 426-438.

– P.-A. BEAULIEU, Judah in the Shadow of Babylon, Hebrew Bible and Ancient Israel, vol. 9, 2020

– Th. RÖMER, L’invention de Dieu, Paris, 2014

Shimonke
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le 14 févr. 2024

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