Le recueil s'ouvre sur la nouvelle qui lui donne son titre, Janua Vera, et qui est aussi l'une des plus marquantes du recueil : pour qui n'est pas familier avec la plume de Jaworski, c'est la claque assurée. Le Roi-Dieu Leodegar, profondément troublé par un rêve récurrent, néglige les affaires du royaume. Sur ce pitch très simple, Jaworski déploie une verve envoûtante, narrant sur le ton de la légende mais au présent de narration les errances du Roi-Dieu. Sans grande originalité, ni très ambitieux, ce premier texte n'en est pas moins une très bonne introduction au recueil. Grâce à son talent de conteur - qui n'est pas sans rappeler celui d'un Laurent Kloetzer - l'auteur nous immerge immédiatement dans son univers ; on est littéralement avec Leodagan, face à ses conseillers desespérés, face à la prêtresse qu'il décide de consulter, jusqu'au dénouement.

Clairement le texte le plus ambitieux du roman, la nouvelle - presque une novella - Mauvaise donne suit immédiatement. Ce n'est qu'avec ce texte que l'on découvre véritablement l'ampleur et la précision de l'univers imaginé par Jaworski et le talent de l'auteur pour nouer des intrigues complexes. L'assassin Benvenuto Gesufal nous narre à la première personne une de ses aventures : un meurtre dont la guilde des Chuchoteurs lui a confié la charge, un travail de routine en somme, tourne terriblement mal : a-t-on cherché à le piéger ? Jaworski réussit ici la prouesse de rendre attachant un personnage tout à fait ignoble, cynique à souhait. Mêlant scène d'action dans les ruelles de Cidulia, enquête, séquences de dialogue astucieuses, intrigue politique complexe, la nouvelle déjà bien plus longue que les autres nous semble trop courte tant elle est prenante. On aurait envie de connaître mieux l'assassin, de le suivre dans d'autres aventures... et ça tombe bien, puisque Mauvaise donne n'est qu'un prologue au roman Gagner la guerre dans lequel on retrouvera avec bonheur Benvenuto Gesufal.

Les nouvelles suivantes, un peu plus faibles, donneront peut-être parfois à l'initié le sentiment d'être des comptes-rendu de parties de jeu de rôle ; ceci dit, faible dans un recueil de cette qualité, c'est tout de même déjà très bien. Jaworksi continue l'exploration de son univers au travers d'une galerie de personnages d'origines et de classes sociales variées dont il fait le portrait. C'est ainsi la noblesse qui est le sujet de la nouvelle Au service des dames - détournement astucieux du roman courtois, où Jaworski fait montre de son talent pour les dialogues à plusieurs niveaux - et les guerriers des hordes barbares qui sont celui de Une offrande très précieuse, variation sur le thème du deuil. Dans Le conte de Suzelle, nouvelle émouvante, l'auteur revisite l'archétype du prince charmant en nous contant la vie d'une femme du peuple, de sa petite enfance jusqu'à sa mort, et comment celle-ci aura été marquée par une rencontre avec un mystérieux personnage. Contrepoint rafraîchissant, Jour de guigne narre les péripéties d'un petit fonctionnaire atteint par une malédiction invraisemblable, preuve que Jaworski sait aussi manier l'humour et faire preuve de légèreté. Enfin, le recueil se clôt sur Le confident, nouvelle glaçante qui rapporte les pensées d'un membre du clergé du Desséché, divinité rattachée à la mort, qui a fait le choix d'être enterré vivant pour se consacrer à son culte : frissons garantis...

Attardons-nous sur l'avant-dernier texte, Un amour dévorant, « bonus » exclusif propre à la réédition du recueil en poche, qui est aussi une excellente surprise. Jaworski y aborde le seul genre qui faisait défaut à Janua Vera : celui de l'intrigue policière, bien évidemment ici teintée de merveilleux. On y suit donc l'enquête du gyrovague Phasma, également membre du clergé du Desséché, qui cherche à comprendre pourquoi les appeleurs, deux êtres fantomatiques qui se poursuivent sans relâche, hantent les futaies de Noant-le-vieux et pourquoi les habitants de la région sont les seuls à entendre leurs appels. Comme dans une enquête policière, le gyrovague interrogent les uns après les autres les témoins de ces apparitions, relevant peu à peu les indices qui mèneront au dénouement final, auquel on est presque surpris d'avoir le droit, tant on s'attend à une fin en queue de poisson. Une nouvelle à chute très astucieuse, jusque dans son titre, dont on ne découvrira les tenants et les aboutissants que dans les toutes dernières lignes.

Ce qui frappe en lisant les nouvelles de ce recueil, c'est avant tout la langue de l'auteur, l'élégance du style et l'habileté dans le choix des mots, qui en fait une écriture agréable, fluide et très prenante. L'extrême précision du vocabulaire fait peur à voir, et une bonne partie du champ lexical propre à l'univers échappera probablement à tous ceux qui ignorent le nom de chacune des pièces composant une arbalète ; mais peu importe : Jaworski n'en abuse pas, et le texte est suffisamment malin pour que l'on devine le sens de ces mots par rapport à leur contexte, sans qu'il soit en permanence nécessaire de recourir au dictionnaire.

On referme Janua Vera avec, comme pour les romans de Laurent Kloetzer ou ceux de Georges Foveau, le sentiment salvateur qu'une autre fantasy est possible. Loin des structures narratives et des archétypes usés jusqu'à la moelle de la big commercial fantasy, ces auteurs de la « nouvelle scène française » méritent qu'on les mettent en lumière et qu'on les défendent. On recommandera donc Janua Vera à tous ceux qui aiment la fantasy, recherchent quelque chose de rafraichissant et sont las de la fantasy à la papa Eddings mais aussi, et surtout, à tout ceux qui, comme votre serviteur, n'aiment pas la fantasy.
clemlatz
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le 24 sept. 2010

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