Le papillon déploie ses ailes.. mais ne vit jamais longtemps

Ivresse de la métamorphose est un roman de Stefan Zweig qui fut non terminé, et publié tout de même après sa mort. Il nous raconte l'histoire de l'Autriche entre deux guerres.


Christine est une modeste employée des postes qui peine à joindre les deux bouts, entre sa mère malade, son père et son frère morts à cause de la guerre et la vie routinière pauvre qu'elle mène.
Son congé chez sa tente d'Amérique dans un hôtel de luxe amplifie sa révolte contre la médiocrité de sa vie, révolte qu'elle partage par la suite avec Ferdinand, ancien soldat blessé qui reproche à l'État le vol de plusieurs années de sa vie.
Le couple défavorisé, conscient que l'argent donne du pouvoir et qu'ils en manquent, plonge dans un désespoir qui paraît avertir du suicide de l'auteur, quelques années plus tard. 


Le livre est présenté comme une suite de paragraphes sans chapitres (que ce soit dû à la publication post mortem ou non), rendant la lecture entraînante au risque d'épuiser, car il n'est permis aucune pause. Il se fait miroir de la vie de Christine qui elle non plus, ne peut vivre aucun répit. Son manque d'argent constant l'oblige à se démener pour survivre.


Alors qu'elle n'a pas encore conscience de son degré de pauvreté, Christine apprécie chaque petit détail de la vie, elle est agréable avec les paysans et se satisfait de ses possessions actuelles.
La vie de la jeune femme qui est peinte par Stefan Zweig avec lassitude, reflète l'état profond de chaque personne présentée. Christine, perpétuellement hébétée, répète inlassablement les mêmes gestes, avec les mêmes mouvements, les mêmes outils, jour après jour, sans surprise, sans nouveauté.
Bien sûr, seule la narration de l'auteur nous permet de le voir de cette façon.


En vacances chez sa tante d'Amérique, Christine découvre le fossé qui existe entre elle et les clients aisés. Elle réalise à quel point elle n'est pas gâtée par la vie. C'était auparavant une idée, qui devient réalité, concept qu'elle peut voir et analyser.
Dès lors où sa tante lui procure de quoi se présenter convenablement (selon les critères des résidents), la jeune femme dévoile son potentiel et réalise qu'il en faut peu pour changer, et ce peu s'appelle argent.


A partir de cet instant, la lecture rythmée s'enflamme, s'accordant au tempo des découvertes et de la renaissance de Christine dans ce nouveau monde.
La jeune femme vit un rêve et se transforme. Elle devient une autre. La nouvelle Christine tourbillonne dans des émotions jusqu'alors inconnues. Elle se laisse happer, respire, se crée sa bulle, ne compte alors plus qu'elle et ses découvertes. Elle développe les symptômes des nouveaux riches, mais riche par procuration dans son cas. Elle ne voit que la beauté dans toute chose, innocente qu'elle est.


Toutes les vacances ont une fin. Le retour chez elle la fait chuter. Elle ne veut pas quitter ce rêve, elle ne veut pas redevenir l'autre, la précédente.
Son retour est narré avec des mots durs de la part de l'auteur. La jeune femme ayant vu la richesse et la santé, l'entretien, les moyens, se dégoute des paysans et des pauvres de son village ; personnes ventripotentes aux dents jaunes, aux habits mal finis, mal repris, qui pourtant se satisfont de leur état.
Elle oublie qu'elle fait partie de cette masse. Mais sa réaction est censée.
Rousseau l'a écrit :
« Je défie aucun homme sensé de contempler une heure durant le palais d’un prince et le faste qu’on y voit briller sans tomber dans la mélancolie et déplorer le sort de l’humanité. »
Et Christine le subit.


Sa rencontre avec Ferdinand achève sa révolte contre sa misère. Émotions partagées, les deux tourtereaux nous jettent davantage à la tête combien il est difficile de vivre sans argent. L'amour ne fait pas tout. Qui est le fou qui disait "Vivre d'amour et d'eau fraîche ?"


Une question vient automatiquement à la tête : est-ce une bonne chose que d'être conscient de sa pauvreté ? Après voir lu ce livre, vous me direz que non. Christine vous dira que non. L'auteur décrit le désespoir avec conviction, comme lui-même atteint par cette émotion. Il le narre comme s'il s'agissait d'un état partagé avec Christine et Ferdinand. Ce livre était peut-être son exutoire.


La narration est accessible, elle emporte comme un ruisseau, elle décrit la détresse et la pesante réalité avec tant de justesse. La pauvreté est présentée sans détournement, directe, sale, triste, difficile mais honnête. La richesse est facile, mais les riches hypocrites. L'argent est introuvable. Est-ce une question de mérite ? Pourquoi certains naissent plus facilement lotis que d'autres ? Et pourquoi les autres plutôt que "moi" ? Tant de questions que soulève ce livre. Tant d'authenticité dans ces pages.


Je disais il y a peu que Des fleurs pour Algernon vous changeait, et il est fort possible que Ivresse de la métamorphose soit fait de la même étoffe.

Icomeforyou
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le 19 janv. 2019

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