Quel Everest — mais quel chef-d’œuvre ! On gravit Invitation au supplice comme si l’on montait un des “escarpements herbus qui, pareils à des vagues effilées d’un vert sombre, léchaient en pente raide et à diverses hauteurs entre les rochers et les murs, les redans des fondations de la citadelle” où Cincinnatus C…, protagoniste du roman, est enfermé. Comme toujours avec Nabokov, l’abord de l’œuvre n’est pas évident. Le foisonnement langagier, la créativité constante, l’attention perpétuelle au détail, demandent un effort de rééducation pour le lecteur inattentif, habitué à buissonner dans des paysages textuels moins riches et ardus. Jamais Nabokov n’accepte de s’enfermer dans une mélodie connue d’avance : ce ne sont que changements de rythmes, tressautements, transitions abruptes d’une description non dénuée de lyrisme à un dialogue bouffon.


Invitation au supplice est, c’est son premier niveau de lecture, un grand roman gnostique. Cincinnatus C… a été condamné à mort pour son manque de transparence, pour une réticence à vivre comme les autres. Il persiste en prison, alors même que son codétenu, l’horripilant M. Pierre, l’assiège de sa cour amicale et de sa conversation truculente et hédoniste. À de multiples reprises, Nabokov fait des allusions très claires à ce thème. On peut notamment penser aux « négatis » de la mère de Cincinnatus C…, des photos hideusement déformées dont l’objet véritable n’apparaît que dans un miroir spécial (équivalent de la gnose, connaissance spéciale des seuls initiés) ou aux dernières pages du roman, dans lequel la prison et la ville s’effondrent comme s’ils n’avaient jamais existé, dévoilant la fausseté du monde matériel.


C’était la partie « simple » du roman, déjà tout à fait exaltante. Mais que d’autres choses pourtant ! Cincinnatus, qui pourrait être indifférent à sa mort prochaine, est humanisé par la peur qui le saisit à la pensée de l’exécution (à laquelle, réciproquement, le monde de bons vivants et de joyeux lurons qui l’entoure semble complètement indifférente : à la fin, la bienveillance de M. Pierre se craquèle, alors qu’il se plaint de la fête donnée pour le condamné à mort et houspille les autres assistants du “supplice”). Et si ce thème peut être analysé aux côtés d’autres œuvres, voire rattaché à des données biographiques (le père de Nabokov avait fait campagne contre la peine de mort), beaucoup d’autres restent plus ambigus. Que penser par exemple du Quercus, roman monumental sur la vie d’un chêne, que Cincinnatus C… tente de lire en captivité ? Et que dire alors de l’aguicheuse Emma, sorte de Lolita avant l'heure, qui pointe la voie d’une libération avant de livrer Cincinnatus à ses geôliers ?


Inutile d’espérer épuiser en une lecture (et encore moins en une critique) l’intelligence plastique, extraordinaire de Nabokov, qui ressort ici de manière éclatante dans un livre méconnu.


PS : à noter, dans le jeu des correspondances artistiques, que la très belle couverture de Folio (tirée d'un Guerrier mourant d'Otto Dix, conservé à Albstadt) aurait pu être remplacée de manière très intéressante par la fascinante Scène de décapitation de Picasso (1927), exposée avec une étude au musée Picasso de Paris.

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le 5 déc. 2019

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