Enfin je le lis ! Ce n'est pas exactement ce à quoi je m'attendais, mais c'est un livre fondamental.

Bien sûr, on peut trouver à redire, quant aux parallèles tentés, quant à l'argumentation. Et puis il y a ces cartes pas très bien faites ou ces notes en fin de volumes (un crime qui devrait être puni par le Code pénal). Surtout, il y a cette manière de rédiger des essays anglo-saxons, qui est faite de circonvolutions et d'arabesques, pas comme les beaux jardins à la française de notre recherche habituée à la tradition cartésienne.

Mais si vous arrivez à entrer dans le livre, vous ne regarderez plus jamais votre vie de sédentaire de la même manière.

L'introduction de Jean-Paul Demoule est excellente, et invite à d'autres lectures en archéologie "anarchiste", comme Marshall Salins, David Graeber et Pierre Clastres. Elle a le défaut de trop bien résumer/déflorer le livre, mais ce n'est peut-être pas plus mal.


La thèse principale est décapante : Le passage à l'agriculture sédentaire des céréales a été un retour en arrière à bien des égards. Il a fallu attendre deux millénaires pour que cette forme, pour se pérenniser, s'adosse à la création de premiers Etats centralisés, urbanisés et autoritaires. Augurant un déclin progressif des nomades ou semi-nomades, jusqu'à ce qu'aux XVIe-XVIIe, le rapport de force bascule définitivement en faveur de ce mode de vie qui nous a tous façonnés et paraît incontournable. Ce livre développe donc un contre-récit salutaire et raffraîchissant. Le cadre chronologico-géographique est centré sur le cours inférieur du Tigre et de l'Euphrate,


Chap. 1 - La domestication du feu, des plantes, des animaux et... de nous-mêmes.

Scott revient sur ce qu'est le monde nomade avant la sédentarisation : un monde d'abondance, qui ne repose pas sur une prétendue insouciance que les sédentaires ont voulu accoler aux nomades, mais un monde qui suit les rythmes naturels et repose sur des connaissances très étendues des cycles naturels, des interdépendances des espèces. Un monde qui n'exclut pas de façonner le territoire. Les animaux domestiqués sont moins intelligents et ont moins d'instinct de survie. Les humains aussi changent.

Chap. 2 - Le complexe de la domus et le réaménagement du monde actuel.

Ce long chapitre s'intéresse à la question de l'apparition de l'agriculture sédentaire. Scott utilise le mot domus au sens large, hors-époque romaine, pour désigner un complexe batiment-champs destiné à la culture des céréales. La sédentarisation a existé avant l'agriculture, mais ce complexe s'est développé dans trois endroits marqués par un habitat très particuliers : les plaines alluviales limoneuses du Nil, de la Mésopotamie et du Fleuve jaune. L'agriculture demande beaucoup plus de travail que la vie de chasseur-cueilleur, plaçant l'individu dans une dépendance au résultat de la récolte. Elle s'accompagne d'une énorme perte de savoir-faire.

Quel événement aurait pu amener l'avènement de l'agriculture ? Les débats continuent. Une période de refroidissement a pu se conjuguer avec la fin des grands herbivores type mammouth, aurochs etc...

Chap. 3 - Zoonoses : la tempête épidémiologique parfaite.

La sédentarisation a concentré les hommes et les animaux au même endroit, facilitant des épidémies. Les grands foyers épidémiques coïncident avec les grands foyers céréaliers, et le système immunitaire des sédentaires s'est affaibli : les premières cités-Etats sont de vrais bouillons de culture. Une immunité se développe pour quelques générations avant d'être de nouveau perdue, entraînant des cycles de mortalité foudroyante.


Chap. 4 - Agroécologie de l'Etat archaïque.

Scott est lui-même un cultivateur. Ce chapitre s'intéresse aux qualités qui ont permis aux céréales d'être au centre des premiers Etats. Contrairement aux tubercules, aux lentilles ou autres, les céréales de la famille du blé se récoltent toutes en même temps et se stockent facilement. Elles se prêtent parfaitement à des activités de perception d'impôt qui sont au fondement des premiers Etats. Il y avait donc un terreau propice à faire converger céréaliculture et Etat centralisé. Par ailleurs ces Etats se développent dans des espaces géographiques clos, d'où il est difficile de s'échapper. Cela facilite le contrôle des populations.


Chap. 5 - Contrôle des populations, servitude et guerres.

L'écriture apparaît dans un contexte de comptabilité fiscale. La difficulté des tâches et les épidémies font que les Etats centralisés sont des machines qui se grippent facilement : épidémie, agitation sociale, etc... Les guerres ont moins pour but de capturer de nouveaux territoires que de mettre la main sur des captifs qui s'occuperont des récoltes.


Chap. 6 - Fragilité de l'Etat archaïque : effondrement et désagrégation.

Les qualités personnelles des princes avaient beaucoup moins d'importance qu'une série de facteurs qui pouvaient amener ces cités très rapidement à leur perte : catastrophe naturelle, mauvaise récolte, épidémie, guerre... Aucune de ces cités n'a réussi à assurer sa domination longtemps.

Chap. 7 - L'âge d'or des "barbares".

Ce dernier chapitre remet l'apparition des premiers Etats dans un contexte plus large qui montre qu'il s'agissait de petits ilôts perdus au milieu d'un océan de communautés nomades ou semi-nomades que l'idéologie se devait de qualifier de barbares en les peignant comme des sauvages ne mangeant que du cru, s'habillant de peaux de bêtes, vivant dans la misère, alors que les conditions de vie des nomades étaient globalement meilleures.

zardoz6704
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le 13 août 2023

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