C'est sûrement l'une de ces rares occasions où le commentaire devient oeuvre. Occasion suffisamment rare pour que l'on y soit extrêmement attentif tant dans la lecture que dans l'appréciation.
Attentif parce que malgré le fait que J. fût très jeune au moment de sa publication (27 ans) et qu'il n'ait jamais montré une entreprise aussi systématique (avec des pincettes) que Bergson, le commentaire du maître ne retient parfois que ce qui fait écho chez son auteur. L'on pourrait me rétorquer que c'est vrai de tous les commentaires. Oui, mais tous les commentaires ne sont pas écrits par des génies aussi fulgurant que J. C'est d'ailleurs toute la beauté de cette oeuvre : pouvoir y lire une interprétation très proche de Bergson (avec des formules aussi saisissantes et miraculeuses que Bergson lui même n'aurait pas reniées puisqu'il félicita le jeune J. dans leur correspondance), mais également la naissance d'une pensée (incroyablement apparentée à celle de Bergson au demeurant) qui constitue comme une évolution créatrice par rapport à Bergson, comme si le maître lui même s'était attaché à de nouveaux problèmes avec la même pensée ou comme si Jankélévitch en personne s'était placé tout naturellement au cœur de la même intuition que celle de Bergson.
Comment différencier deux pensées sœurs ? Ce n'est pas la peine et c'est toute la force de ce livre, à savoir de pouvoir être lu simultanément comme du Bergson et du Jankélévitch : on sait que l'intérêt de Jankélévitch pour les sciences n'était pas aussi important que Bergson (qui a construit la métaphysique correspondante aux développements scientifiques de son époque) et on sait également que Bergson n'a pas vraiment écrit "de morale" (sa dernière oeuvre ne distillant une morale bergsonienne que liminairement tandis que Jankélévitch travaillait essentiellement sur des oeuvres dites de morales).

A côté de ces remarques historico-philosophiques, il faut insister sur la beauté du style de Jankélévitch qui est en tout point à la hauteur de celui de Bergson. Les formules sont à la fois magnifiques, pertinentes et adéquates, elles relèves toutes de ce miracle qu'est l'individu Vladimir Jankélévitch qui, comme le souhaitait Bergson dans une conférence sur Descartes, agissait en homme de pensée et pensait en homme d'action.

Ce livre est l'exemple d'une idée très importante chez ces deux auteurs qui est qu'il faut faire de la philosophie en héros : "Le héros ne fait pas de conférences sur l'héroisme. Les héros agissent sur leur prochain non parce qu'ils écrivent, comme les hommes de lettres, ni même par ce qu'ils disent, comme les orateurs, mais par ce qu'ils font et plus encore, par ce qu'ils sont." (p.292 du Henri Bergson)

Ce livre est donc une des (nombreuses) preuves d'une philosophie qui se fait au lieu de seulement se dire et ce, parce que Jankélévitch a écrit ce livre en l'étant.
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le 8 août 2014

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