[Spoiler Alert : il est conseillé de lire Hamlet le Vrai avant de lire cette critique, qui risquerait de totalement modifier votre approche du livre. Après, démerdez-vous.]


Il s'agit d'un livre récent, surfant sur la vague des pseudo-commémorations du 400ème anniversaire de la mort de Shakespeare. Basiquement, le livre est composé de la retranscription d'un entretien entre chercheurs et érudits sur une cinquantaine de pages, ensuite du manuscrit d'Hamlet retrouvé, puis d'un Épilogue en forme de chanson de geste, daté de 1869, écrit par Jack M. Patmoore.


J'ignore si ma relecture du moment, celle du Pendule de Foucault d'Umberto Eco y est pour quelque chose, mais j'ai abordé ce livre avec suspicion : il suffit de vous affirmer avec force que quelque chose est absolument vrai, authentique, véritable et exceptionnel pour qu'on le considère avec dédain et doute systématique. Mais enfin soit, prenons la première partie du livre, celle qui s'intitule à proprement parler Hamlet Retrouvé et qui nous raconte comment est né ce livre.



Hamlet Le Vrai



En résumé : Gérard Mordillat, avec quelques autres amis chercheurs sont à un repas. L'un deux, le fantasque Gerald Mortimer-Smith, affirme avoir trouvé dans un monastère le manuscrit du Ur-Hamlet, ou Proto-Hamlet, en bref la toute première version du texte, écrite par Thomas Kyd et remodelée par Shakespeare, avant qu'il n'écrive sa propre tragédie. L'entretien est retranscrit avec naturel et spontanéité, et petit à petit, je me sens davantage dans un roman que dans une préface d'ouvrage scientifique. Cette galerie de personnages, leurs boutades pour initiés, et la découverte providentielle du manuscrit, rendent déjà invraisemblable la suite. Plus curieux encore, le manuscrit semble confirmer un certain nombre d'hypothèses fantasques faites par les contemporains (comme de par hasard) : l'homosexualité d'Hamlet et Horatio, Hamlet comme libertin, Hamlet vrai fils de Claudius... Bizarrement, le Graal des chercheurs sur Shakespeare est exactement ce qu'on attendait de lui. Ce repas ressemble plus au doux rêve d'un chercheur en panne sèche qu'à une authentique découverte historique, qui aurait d'ailleurs du faire plus de bruit dans le milieu théâtral et universitaire.
Mortimer-Smith étant décédé dans un incendie, c'est Mordillat qui s'affaire à reconstituer l'ordre du texte et à le publier. Il reprend à son compte les interprétations du chercheur anglais et livre au monde le Proto-Hamlet en 2016.


Oui, bon, au bout de ces cinquantes pages, on commence à sérieusement soupçonner que tout ceci est faux. Mais après vient le Hamlet Retrouvé



Hamlet Retrouvé



Et là, c'est l'hécatombe. Déjà, c'est extrêmement pauvre. Mais ça, Mordillat l'a expliqué auparavant : l'action est plus concentrée, les personnages moins nombreux, les épanchements verbaux plus circonscrits. En somme, c'est le pitch d'Hamlet, agrémenté par-ci par-là des quelques fulgurances de l'auteur William Shakespeare qui aurait eu une inspiration soudaine. Mais surtout, tout semble assez ridicule comparé à la version "finale" d'Hamlet : la première scène de libertinage dans les champs, le baiser d'Horatio et Hamlet, la scène de sexe affichée entre Claudius et la Reine. Tout est grossier, assez vulgaire, les personnages sont caricaturaux, et les scènes pauvres. Tous les éléments à double-sens sont désamorcés, rendus simples et univoques (la mort d'Ophélie par exemple). Quant au dénouement, il ne sauve pas grand chose : vague pressentiment du fameux monologue d'Hamlet, encore à l'état d'une ébauche qui termine sur une interrogation assez fade sur la valeur de la vérité.
L'épilogue ? Dans la même teinte, même si annoncé comme postérieur de quelques 350 ans.


En bref, dans l'optique où nous sommes convaincus qu'il s'agit là d'une version d'Hamlet primitive, nous songeons que le germe du génie est là, mais qu'il n'est pas encore développé, entravé par le canevas de Thomas Kyd. Une autre interprétation consisterait à dire que cette pièce constitue le vrai "sel" d'Hamlet et que tout ce qui a été rajouté en suite était effectivement superflu, mais d'un superflu qui va faire sa beauté (interprétation faite par Mortimer-Smith dans la préface).


Bon, bon, bon... Mais beaucoup de choses me chiffonnent encore : ces interrogations bien trop contemporaines, ces nouveaux éléments qui font coïncider justement la critique avec la réalité, la surabondance de didascalies, de décors différents et machinés, très différents de l'écriture habituelle de Shakespeare. Et Gérard Mordillat, auto-présenté en scrupuleux chercheur, aurait consenti à l'édition de son texte en français uniquement ? Mince alors, pour un manuscrit exceptionnel anglais c'est quand même foutrement dommage.


Définitivement, cette pièce n'est pas d'époque. C'est un fantasme de Gédard Mordillat, qui a voulu pondre sa propre version d'Hamlet. Mais plutôt que de la pondre honnêtement, il l'a habillée d'un appareil critique, pour la faire ressembler à une version inédite, de la main de Shakespeare et Kyd.



Perspectives



Attention je n'ai rien contre le travail de faussaire, contre les "arnaques" littéraires, c'est même un thème qui me fascine particulièrement à dire vrai. L'idée de livrer un manuscrit présenté comme authentique pour faire en réalité une réécriture d'Hamlet me semble tout à fait séduisante. Mais là, cette supercherie manque de quelque chose. Le texte en lui-même est pauvre selon moi, comme je l'ai dit plus haut, mais ce n'est pas tellement le problème étant donné qu'il veut rendre l'illusion qu'il s'agit d'un premier jet. Au cœur de la pièce, certains éléments détonnent, mais ce sera sans doute pour titiller la curiosité du lecteur et insinuer le doute.


C'est plutôt autour du texte, qu'il manque quelque chose. L'entretien inaugural est déjà gros de mensonges : avant même de lancer quelques recherches sur l'identité des chercheurs présentés, notamment le central Mortimer-Smith, on flaire l'invention. L'histoire est visiblement un collage, collage de critiques contemporaines et de pseudo-archéologie maladroite. Quant à l'épilogue, il est donné comme un document plus récent de 3 siècles et demi, mais qui aurait eu connaissance de la version de Kyd remaniée par Shakespeare. Moi qui croyais, en innocent, que j'étais le premier à lire cette version retrouvée dans la bibliothèque d'un monastère !


C'est là le coup fatal. Si vous avons un brin d'esprit critique, nous n'y croyons plus.


Est-ce un mal me direz vous ? Dans l'absolu, non. Dans toute supercherie se glissent des éléments qui nous font signe, pour mettre un doute dans l'esprit du lecteur attentif. Mais ici, malheureusement, ces éléments sont comme le texte : grossiers, sans subtilités pour qui connaît un tant soi peu les méthodes universitaires et scientifiques.
Qui ce livre peut-il avoir ? Ceux qui ont une image floue d'Hamlet et l'ont lu il y a longtemps. Ceux qui ne connaissent pas sa genèse et ceux qui prennent pour argent comptant les élucubrations de n'importe qui pourvu qu'il ait son nom sur la couverture d'un livre. Ce livre est authentiquement faux pour quiconque a travaillé un peu sur l'œuvre originale. Mais quel plaisir y a t-il alors à berner ceux qui, de base, ne connaissent pas bien Hamlet ? A part rire sous cape, en entendant une ou deux mégères dire, dans leurs moelleux fauteuils de théâtre, qu'elles ont lu le Proto-Hamlet, et que c'était fascinant ?
Ceux qui ne sont pas dupes sortent de la lecture du livre un peu blasés, comme floués par ce qu'on leur a livré. Faire une vraie-fausse version d'Hamlet, oui. Faire une mauvaise vraie-fausse version d'Hamlet qui, de plus, n'est pas longtemps crédible, le monde aurait clairement pu s'en passer.


Je lui mets 4, pour l'effort, pour l'idée même du livre, et pour m'avoir fait cogiter un peu sur le domaine du vrai et du faux, une fois de plus. Dans l'exécution, cependant, ça pèche, et c'est dommage. Son mérite est d'avoir condensé ses interprétations dans le creuset d'une pièce et d'une supercherie plutôt que dans une énième biographie de Shakespeare, ou ouvrage de critique passé inaperçu : au niveau marketting et commercial, le livre est un succès. Littérairement et philosophiquement, pas trop.


Dommage, en somme. Le demi-sourire de Gérard Mordillat transpire dans toutes les lignes, mais une fois que nous l'avons compris, tout le plaisir que nous aurions pu avoir à lire ce pseudo-Hamlet s'effondre, et il n'en reste que des miettes où les idées intéressantes sont malheureusement trop rares pour sauver l'ensemble et faire apprécier une performance, tristement restée en suspens.

Cachalot
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le 14 avr. 2016

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