Il y a des livres avec lesquels une relation spéciale se crée. Celui-ci en fait indéniablement partie en ce qui me concerne.
Eutopia m’a tout de suite emporté dans son univers. Ce récit m’a ému. Il m’a parfois mis des baffes comme rarement un livre m’en aura mis, il m’a quelques fois fait monter les larmes aux yeux, il m’a aussi réconforté par la douceur qui s’en dégage. Malgré l’impatience de connaître la suite de l’histoire, j’ai espacé mes sessions de lecture pour faire en sorte de faire durer le plaisir, de m’imprégner davantage de ces lieux, de ces personnages, de leurs histoires et de ce qu’ils avaient à me raconter. Et quand est venue la fin et le moment de refermer ce livre, je me suis dit qu’il faudrait longtemps pour que je relise un livre qui me fasse un tel effet.
Le coeur du récit d’Eutopia, c’est un témoignage. Celui d’Umo, qui couche par écrit ses mémoires, celles de toute une vie, de sa jeunesse à sa vieillesse, au sein d’une société dont les principes d’organisation sont décrits dans une déclaration fondatrice : la déclaration d’Antonia. Ces principes reposent principalement sur une négation radicale de la notion de possession, ainsi que sur une liberté individuelle réaffirmée qui s’accompagne d’une responsabilité envers autrui et, plus largement, envers le vivant (sous toutes ses formes, y compris animale et végétale). Dans leur mise en oeuvre, ces principes emportent un certain nombre de conséquences, dont certaines fortement contre-intuitives (mais pourtant si logiques) aux yeux d'un occidental vivant au début du XXIe siècle : le dynamitage de la cellule familiale traditionnelle, le questionnement sur la procréation, la redéfinition des rapports inter-individuels au sein des relations amicales et amoureuses, la conciliation entre la satisfaction des besoins d’une part et des modes de production respectueux du vivant d’autre part, la place du travail et de l’argent dans une telle société…Ce sont autant de tranches de vie illustrant ces aspects des rapports sociaux dans cette société renouvelée qui constituent le coeur de cette oeuvre, et par là-même autant d'occasions de questionner à rebours certaines dimensions structurantes des organisations sociales actuelles.
Les thématiques qui irriguent le récit sont foisonnantes et leur mise en scène, quelque fois provocante. J’ai parfois adhéré à ce que je lisais, je me suis parfois questionné. J’ai parfois été bousculé comme rarement un livre ne m’a bousculé. J’ai cependant apprécié que le livre, même s’il s’appuie sur des mantra anti-capitalistes forts, n’impose pas une morale pré-mâchée et pré-digérée au lecteur. Tout ce qui fonde l’organisation d’Eutopia est questionné, sans cesse, par les situations, les personnages et leurs relations, leurs parcours de vie différents, leur passé, leur vision de l’avenir. Cette humilité dans l’écriture est salvatrice, chacun étant invité à se positionner, en conscience, au regard des principes de la déclaration d’Antonia.
Si je devais l’écrire simplement : Eutopia, c’est un témoignage d’un autre possible, avec ses atouts mais aussi, ses limites.
Mais est-ce seulement ça ? Non, c’est bien plus que ça. C’est beaucoup, beaucoup d’émotions. Malgré son étiquette "utopie", ce livre est baigné de douceur, d’amitié, d’amour et de poésie, mais aussi de nostalgie, d’incertitudes, de regrets, voire de ressentiments. C’est le récit d’une vie et de rencontres, avec tout ce qu’elles peuvent avoir de plus banales, mais aussi d’extraordinaires. Les souvenirs d’enfance, les doutes à l’âge adulte, les personnes qui s’en vont et qu’on ne revoit plus jamais, celles qu’on revoit par hasard, celles qui décident de partir…Toutes ces relations, ces personnages évoluent comme évolue Umo. Cet échange, permanent entre eux et l’univers dans lequel ils évoluent fait partie de ce qui fait la force de ce récit. Il y a dans l’écriture, quelque chose de presque chimique dans la manière dont le social et l'intime communiquent et se complémentent en permanence. Eutopia serait pas aussi émouvant s’il n’y avait pas ces personnages si attachants, mais ces personnages ne seraient pas du tout ces personnages s’il n’y avait pas cette contrée, avec sa nature, ses villes, son passé et son présent.