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Pour tâter le terrain, en attendant d’explorer un peu plus en détails les classiques du rayon « Critique de la société industrielle » de ma librairie préférée (Charbonneau, Bodinat, l’Obsolescence de l’homme, tout ça), ce qui devrait se produire d’ici une douzaine de mois, j’ai lu Et si je suis désespéré…, en me disant que les livres d’entretien constituent un test : il y a toutes les chances pour qu’un auteur ennuyeux dans ses entretiens soit absolument chiant dans ses autres écrits. (Remplacez « ennuyeux » par intelligent et « chiant » par brillant, ça fonctionne aussi.) Je ne connaissais pas Günther Anders avant, sinon pour son premier mariage et son pseudonyme.
Donc, à soixante-dix ans et quelque, Anders s’entretient avec Mathias Greffrath. Soit une centaine de pages, dont le fil rouge est constitué par l’articulation – pour autant qu’un livre d’entretien puisse être articulé – entre vie privée et idées : cette vie privée dont plus d’un penseur s’est précisément… privé, pour ne pas que des proches aient à pâtir de ses opinions : « Ce n’est pas un hasard si tant de penseurs qui ont risqué des idées originales n’ont pas fondé de famille » (p. 12) – ce qui me semble au moins aussi valable que l’explication plus ou moins romantique selon laquelle, chez les intellectuels et les artistes, la création prend le pas sur la vie quotidienne. Quant aux idées, Anders ne les idéalise pas, raillant notamment ses étudiants états-uniens dont il regrette que « le vocabulaire freudien leur était familier avant même qu’ils aient murmuré un seul mot d’amour » (p. 58).
Ici, tout se rattache à la biographie de l’auteur, qu’il s’agisse de l’importance du langage dans la pensée (« les cours que je donnais à New York et dont le niveau intellectuel n’a guère pu dépasser celui de mes connaissances en anglais », p. 47), de la nécessité de l’engagement (« On ne peut pas se contenter aujourd’hui d’interpréter l’Éthique à Nicomaque alors qu’on accumule les ogives nucléaires », p. 74) ou de la volonté de comprendre qui informe sa philosophie : « J’utilise le monde lui-même comme un livre que je cherche à traduire dans une langue intelligible et efficace parce qu’il est “écrit” dans une langue presque incompréhensible » (p. 74) – ce qui tranche là encore avec l’image du philosophe engagé incapable de lever le nez d’un combat politique.


Cependant, et Anders y insiste régulièrement, l’expérience de la vie a profondément influencé sa philosophie ; voir à cet égard l’évocation des quatre « césures » qui l’ont marqué – la Première Guerre mondiale, l’arrivée d’Hitler au pouvoir, la découverte d’Auschwitz et Hiroshima. Ailleurs, on lit : « Quand on a traversé et vu les choses qu’enfant j’ai traversées et vues, il est difficile de ne pas devenir moraliste » (p. 26) ou « Il me semble qu’écrire des textes sur la morale que seuls pourraient lire et comprendre des collègues universitaires était dénué de sens, grotesque, voire immoral » (p. 33). On le voit, la notion de morale est centrale ici (1), et pourtant le propos n’est jamais chiant.
On comprend mieux pourquoi Anders écrit : « nous ne savons pas ce que nous faisons ni ce qu’on nous fait » (p. 73). Ce thème – développé ailleurs et sous une forme plus précise sous le nom de supraliminaire – est peut-être l’autre fil rouge d’Et si je suis désespéré. Il y a là une humilité infiniment plus sincère que dans une formule un peu poseuse telle que « Le courage ? Je n’ai rien du courage » (p. 94).
Dans tous les cas, la forme de l’entretien ne nuit pas à la cohérence de l’ensemble. Et on aimerait même poser d’autres questions – par exemple pour savoir ce que Günther Anders, en tant que représentant de cette gauche intelligente dont je parle plus bas, fait de la notion de bourgeoisie, qu’il évoque une seule fois, brièvement, à propos de Marx.


(1) Il me semble d’ailleurs que l’importance de la morale dans sa réflexion fait de Günther Anders un très bon représentant d’une gauche intelligente : on est très loin de l’amoralisme plus ou moins revendiqué qui depuis les années 1960 n’en finit plus de discréditer la gauche, notamment française, auprès de ceux au nom desquels elle imagine parler. Mais ça nous amène loin de cette critique.

Alcofribas
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le 12 mars 2019

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