« C’est fini, le rideau est tombé »

(Critique globale sur Chalandon)


Sa voix grouille de mots qui trébuchent les uns sur les autres. Il veut en dire beaucoup, trop même. Dans sa langue se bousculent les récits de guerres et de vies, de la sienne, de celles de ceux qu’il eut en amis, en père. Il parle de ses bégaiements aussi. Depuis l’enfance, il est comme cela, à agglutiner les lettres, à « di-di-dire » les choses. Et ce qui fut une tare, une moquerie pour l’enfant bègue, devient une force folle, cachée dans la discrétion d’une bouche.
Sorj Chalandon possède de cette aura invisible. Il pourrait se fondre dans la masse, tout en se faisant trahir par le timbre de sa voix fiévreuse. Il lâche sans crier gare des paroles dressées d’humour crissant. Il se raconte, coule une vie d’enfant « préparé à tuer Charles de Gaulle » à douze ans. Il rit en le disant, son oeil brille de l’histoire. Les gens l’écoutent, s’étonnent, s’horrifient, mais lui, il est dans le spectacle de sa personne, dans la représentation de Chalandon.


Il est une pièce de théâtre à lui seul. En a peut-être conscience lorsqu’il parle d’Antigone d’Anouilh dans le quatrième mur. Dans ce livre, il raconte sa catharsis. Georges c’est lui, premier prénom, abandonné pour Sorj. Georges, c’est son soi mauvais. Il écrit, dit-il, parce que « le roman te permet de tuer le barbare qui est en toi. » Ses histoires sont liées à sa vie de reporter de guerre. Il a vu le Liban, il a vu Imane (personnage du quatrième mur), morte, allongée de travers dans un lit, le corps en souffrance. Et il l’a relevé. C’était nécessaire « pour partager. Je partage la guerre. » C’est ça. Dans ses romans, des morts qui se réveillent, qui parlent d’eux, cherchent des réponses à la cruauté. N’en trouvent pas qui vaillent et retombent avec horreur. Les livres se succèdent en tourbillons. Chalandon s’enrage encore, cherche des réponses, propose des contextes où ses doubles évoluent, se cassent la figure, pleurent. Il dit encore : « Je pense que tu écris lorsque tu as quelque chose qui te bouleverse, qui hante ta vie entière. » Derrière ses mots, on devine les troubles, la peur du vide et ces yeux qui ont trop vu.


Il ne faut pas croire que dans son écriture il y a une forme de réparation, Chalandon n’est pas de ces écrivains, qu’écrire guérit. Il se place davantage aux côtés d’une Marguerite Duras qui avouait qu’écrire était une douleur. Chaque mot est un combat. Dans le cas de Chalandon, le mot est bègue, la langue française est une litanie de phrases courtes qui évitent le faux pas. Ce sont aussi des énumérations d’adjectifs pour toucher au plus près une réalité. Sans doute.


Et vient le dernier roman. Enfant de Salaud. Un mot de colère, il n’y a que ça chez Chalandon.
Encore une fois, on descend dans les affres de son âme. Le père présent-absent, le traître, la guerre qui se dit, l’incompréhension des uns pour les autres, les tensions qui surgissent au coin des rues où le fils abasourdit pousse forcément le père âgé, pour lui faire avouer, pour le secouer de ses mensonges.
C’est une histoire de trahison, de fantasmes brisés. Lui qui a passé l’enfance à croire à un père combatif, glorieux, se retrouve brusquement devant la réalité d’un traître, après avoir découvert les papiers relatifs à un procès. Et tandis qu’il couvre en tant que journaliste le procès du terrible Klaus Barbie justement, Samuel, le personnage du roman, en intente un autre, intime avec son père.


Que ça soit ici ou dans ses précédents titres, Sorj Chalandon poursuit une quête veine. Ses textes peuvent être lus comme les diverses tentatives de mise en scène d’une même pièce. Dedans, toujours la même typologie de personnages : le traître, le trahis, ceux qui subissent.


On ne saura si à ce dernier titre qui clôt le triptyque du père comme il aime à le dire, Sorj Chalandon aura trouvé une réponse. Sans doute n’y en a-t-il pas. Son père est mort. Personne ne saura ce qui fait d’un gamin de vingt-deux ans, un traître, puis un père, puis un mort. On ne peut comprendre l’autre malgré tous les mots, toutes les envies ou archives recoupées. C’est remarquable comme Chalandon persiste à l’exercice depuis dix-sept ans, sans toucher la vérité. Il a relevé bien des morts, les a tous dressés sur ses scènes, plaçant ici et là ses acteurs zombies pour les faire jouer encore et encore la même chose.
Maintenant qu’il va sur ses soixante-dix ans, il s’avoue las de l’exercice. Son énergie va ailleurs, dans son travail journalistique, dans sa famille peut-être.
« C’est fini, le rideau est tombé » lâche-t-il encore, l’oeil au loin.
Et tandis que du bout des lèvres, nous lui demandons comment fera-t-il face à cette réalité, à ce trou béant que l’exercice d'écrire comblait, il ajoute que oui « ça sera le vide. C’est terrifiant. » et il répète « ça sera terrifiant, oui. »


Les morts sont terribles, leurs secrets nous gangrènent et nous tiennent debout.
Les mensonges de nos proches, font de nous des Sisyphe, qui roulent inlassablement la même pierre. Est-ce un drame ? Sans doute pas, sinon Sorj Chalandon ne serait pas cet homme drôle et souriant.


Et comme Camus le décrit dans le mythe de Sisyphe « On ne nie pas la guerre. Il faut en mourir ou en vivre. Ainsi de l'absurde : il s'agit de respirer avec lui ; de reconnaître ses leçons et de retrouver leur chair. À cet égard, la joie absurde par excellence, c'est la création. »


-> Critique publiée ici, aussi.

SPDD
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le 23 mars 2022

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