Si Ivan Illich assistait à la campagne présidentielle actuelle, on devine aisément ce qui le désolerait au premier chef : ce ne serait ni la pauvreté des débats, orchestrés tels de simples divertissements médiatiques, ni le fait qu'aucune idée vraiment intéressante ou nouvelle n'émerge, qu'aucun modèle de société vraiment alternatif ne soit proposé, ni même que le sujet de la crise climatique soit traité de façon si légère. Après tout, dans une démocratie qui fonctionne un minimum, on a les candidats qu'on mérite ; et si la majorité d'entre eux ne parvient plus à être enthousiasmante, cela dit d'abord quelque chose de notre société et des citoyens électeurs qui la composent.
Non, ce qui l'affligerait vraiment, à coup sûr, c'est que le premier sujet de préoccupation des français soit, loin devant tous les autres, le pouvoir d'achat.
Le pouvoir d'achat est un souci bien légitime si le sondé entend s'offrir, par ce "pouvoir", la possibilité de vivre dignement. Mais le drame est là : il n'est aujourd'hui plus possible d'envisager que vivre dignement, et même dans une certaine abondance, ne soit pas uniquement lié à un système - toujours plus complexe - composé d'institutions et de marchés. Le pouvoir d'achat n'est rien d'autre, en effet, que la capacité à pouvoir consommer davantage auprès de tiers, privés ou publics. Autrement dit, dans la logique d'Illich, la première préoccupation des français est de se rendre, délibérément, toujours plus dépendant voire esclave d'un système d'approvisionnement et de technique, composé d'une multitude d'intermédiaires sur lesquels ils n'ont aucune prise - et desquels ils vont, mécaniquement, toujours plus se plaindre, à mesure qu'ils deviennent impotents.


Parmi les ouvrages d'Illich, "Energie et équité" est sans doute l'un des plus accessibles, l'un de ceux où la théorie se plaque très directement sur le réel du quotidien, d'autant plus que cet opuscule est relativement court et ressasse de façon parfois un peu répétitive la même idée globale - ceci dit, à aucun moment je n'ai trouvé les itérations inutiles, chaque nouvelle tournure pour préciser l'intuition de l'auteur aide le néophyte à mieux la comprendre.


L'ouvrage reprend les notions usuelles conçues par Illich, appliqués cette fois à l'énergie et plus spécifiquement au transport (c'était probablement l'activité la plus énergivore du quotidien dans les années 70) : les seuils de contre-productivité, le monopole radical, la pauvreté moderne, la non-convivialité. Une démonstration qui aboutit ici sur des conclusions très concrètes : une longue diatribe contre la civilisation de la bagnole, et une éloge du vélo, véhicule convivial par excellence.
On imagine aisément que si le même ouvrage devait paraître à nouveau de nos jours, il qualifierait de façon toute aussi pertinente d'autres usages, notamment celui du numérique : Guillaume Pitron, dans son dernier ouvrage "l'enfer du numérique", démontre que le réseau numérique d'aujourd'hui, avec ses câbles, ses satellites, ses antennes et ses data centers, est très probablement l'œuvre architecturale humaine de loin la plus sophistiquée et complexe de l'Histoire. Le passage à la 5G, par exemple, que ses promoteurs n'arrivent même plus à justifier par l'amélioration des conditions de vie mais seulement, des mots mêmes de notre président, par le fait que "c'est le sens de l'Histoire", constituerait un parfait un cas d'école de seuil de contre-productivité très largement explosé…


Paru en 1975, l'ouvrage regorge de citations incroyablement prophétiques, et préfigure déjà des notions répandues bien plus récemment, telles que les low tech :



Les politiques de l'énergie qui seront appliquées dans les dix prochaines années décideront de la marge de liberté dont jouira la société en l'an 2000. Une politique de basse consommation d'énergie permet une grande variété de modes de vie et de cultures. La technique moderne peut être économe en matière d'énergie, elle laisse la porte ouverte à différentes options politiques. Si, au contraire, une société se prononce pour une forte consommation d'énergie, alors elle sera obligatoirement dominée dans sa structure par la technocratie et, sous l'étiquette capitaliste ou socialiste, cela deviendra pareillement intolérable.



Pour que les rapports sociaux soient placés sous le signe de l'équité, il faut qu'une société limite d'elle-même la consommation d'énergie de ses plus puissants citoyens. On néglige en général le fait que l'équité et l'énergie ne peuvent augmenter en harmonie l'une avec l'autre que jusqu'à un certain point. En deçà d'un seuil déterminé d'énergie par tête, les moteurs améliorent les conditions du progrès social. Au-delà de ce seuil, la consommation d'énergie augmente aux dépens de l'équité. Plus l'énergie abonde, plus le contrôle de cette énergie est mal réparti.



Là où Illich me semble être non seulement un des pères de la pensée écologiste, mais encore l'un des plus pertinents aujourd'hui pour entrevoir l'avenir, c'est qu'il ne s'est finalement jamais trop focalisé sur la seule question du dérèglement climatique. Sa pensée écologiste est bien plus globale, elle interroge notre rapport général d'addiction à la technique et, plus original encore, aux institutions. Or ceci n'est ni un détail, ni une question de sensibilité, comme on l'entend souvent (avec des arguments du genre "la technique n'est ni bonne ni mauvaise, elle n'est qu'un moyen, tout dépend de ce qu'on en fait") : il s'agit là d'un point fondamental, totalement occulté dans les réflexions contemporaines sur la question écologique. Pour en revenir par exemple au paysage politique actuel, il est frappant de constater qu'aucun parti n'envisage de solution au problème écologique autre que technicienne, et toujours plus dépendante de l'énergie.
(Peut-être un seul sujet de résistance qui mérite d'être souligné, et qui provient semble-t-il plutôt de la droite : la question des paysages. Pour la première fois, certains concèdent qu'on ne peut pas tout sacrifier au nom de l'abondance d'énergie, notamment la beauté, bien gratuit par excellence. C'est peu, mais c'est une première, qui j'espère appellera à d'autres remises en question.)


Y a-t-il aujourd'hui, même chez EELV, une personnalité politique qui souscrirait à ce type de citation ?



On confond bien-être et abondance énergétique, telle que l'énergie nucléaire la promet pour 1990. Si nous acceptons cette vue illusoire, alors nous tendrons à négliger toute limitation énergétique socialement motivée et à nous laisser aveugler par des considérations écologiques : nous accorderons à l'écologiste que l'emploi de forces d'origine non physiologiques pollue l'environnement, et nous ne verrons pas qu'au delà d'un certain seuil les forces mécaniques corrompent le milieu social. Le seuil de la désintégration sociale due aux grandes quantités d'énergie est indépendant du seuil auquel la transformation de l'énergie se retourne en destruction physique. [...]
Même si on découvrait une source d'énergie propre et abondante, la consommation massive d'énergie aurait toujours sur le corps social le même effet que l'intoxication par une drogue physiquement inoffensive, mais psychiquement asservissante.



L'auteur n'est pas un idéologue : sa pensée est très concrète et ne cache rien des concessions et des deuils qu'il faudra faire, en vue d'un plus grand bien commun. Est-ce pour cette raison qu'elle est inaudible ? Il me semble qu'on touche là à des questions d'ordre philosophique voire spirituel, en réalité : l'Homme est-il capable de concevoir que son confort de vie n'est pas voué à croître indéfiniment, et que la saveur de la vie réside dans autre chose que la maximisation du confort ? Et surtout est-il possible qu'un homme politique porte ce message, dans un système démocratique où il est par définition plus tentant et facile de flatter les bas instincts des électeurs ?...



Choisir un type d'économie consommant un minimum d'énergie demande aux pauvres de renoncer à leurs lointaines espérances et aux riches de reconnaître que la somme de leurs intérêts économiques n'est qu'une longue chaine d'obligations. Tous devraient refuser cette image fatale de l'homme esclavagiste qu'installe aujourd'hui la faim, entretenue par les idéologies, d'une quantité croissante d'énergie.
Quand les pauvres acceptent de moderniser leur pauvreté en devenant dépendants de l'énergie, ils renoncent définitivement à la possibilité d'une technique libératrice et d'une politique de participation : à leur place, ils acceptent un maximum de consommation énergétique et un maximum de contrôle social sous la forme de l'éducation moderne.



Personnellement je trouve cette pensée incroyablement stimulante et enthousiasmante. Se peut-il qu'un jour elle devienne populaire ? J'en rêve...

Wlade
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le 17 mars 2022

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