Un manifeste pour une paresse qui ne serait finalement que sagesse

Les arrimant solidement au fil de son humour au vitriol, Lydie Salvayre embarque de nouveau les rieurs dans l’une de ces narrations comme elle seule sait les trousser, irrévérencieuses et subversives, et qui, immanquablement, tout au long de l’envoi font mouche. Après son Irréfutable essai de successologie et son constat de la prime à la médiocrité commerciale en matière littéraire, la voilà qui s’en prend derechef au monde marchand pour un éloge de la paresse, cet art subtil et vagabond qui, en ouvrant la porte à l’inattendu et à la pensée, pourrait changer le monde en le ramenant à l’essentiel : l’épanouissement et le bien de chacun.


Autrefois simple moyen de subvenir à nos besoins, le travail est devenu à l’ère industrielle le moyen de produire et de générer des richesses, dans une surenchère de consommation menant à la nécessité de trimer toujours plus pour un bonheur toujours plus inaccessible. « Quel usage faisons-nous de l’énorme accumulation de moyens dont la société dispose ? Cette accumulation nous rend-elle plus riches ? plus heureux ? » La crise du Covid aidant, et avec elle celle du travail quand la souffrance au travail semble devenue le lot commun, Lydie Salvayre nous propose une réflexion dont, pour mieux se faire entendre, elle enrobe l’érudition dans l’insolence cinglante et railleuse d’un discours déclamatoire, à la première personne du pluriel, où elle n’hésite pas à persifler jusqu’à ses propres outrances.


« C’est le travail exagéré qui nous use et nous déglingue » et, poursuit cette fois Nietzsche, nous « soustrait à la réflexion, à la méditation, aux rêves », nous plaçant « toujours devant les yeux un but minime [pour] des satisfactions faciles et régulières », car « une société où l’on travaille sans cesse durement jouira d’une plus grande sécurité. » Véritable opium du peuple, cette sécurité nous fait oublier notre condition de mortels pour remettre « à plus tard, à plus loin, à jamais, le temps de vivre qui nous est compté, car les jours s’en vont et… nous aussi » écrit déjà Sénèque. Alors qu’en vérité, constate Baudelaire, « c’est par le loisir que j’ai, en partie, grandi, – à mon grand détriment ; car le loisir, sans fortune, augmente les dettes, les avanies résultant des dettes ; mais à mon grand profit, relativement à la sensibilité et à la méditation ». Sans parler des « trente-six ans d’une paresse entêtée, sensuelle, mondaine, à la fois enchantée et coupable, délicieuse et inquiète, trente-six ans durant lesquels germera, mûrira et croîtra silencieusement la grande œuvre de Proust : À la recherche du temps perdu »…


Multipliant sous couvert de plaisanterie les références artistiques, philosophiques et politiques – il n’y eut pas jusqu’au gendre de Karl Marx, Paul Lafargue, pour réfuter le droit au travail de 1848 dans son « Droit à la paresse » –, Lydie Salvayre touche à une multitude de sujets essentiels pour nous inciter à repenser, avec d’autant plus d’à-propos que l’Intelligence Artificielle va considérablement rebattre les cartes, « l’organisation du travail en vue d’une meilleure répartition des tâches et des biens. »


Enlevé et hilarant, ce bref roman est, sous ses airs de boutade débridée, un manifeste pour une paresse qui ne serait finalement que sagesse et qui, nous débarrassant du mirage sclérosant de l’Argent, saurait, par un meilleur partage du travail, nous laisser enfin profiter du vrai bonheur d’être et de penser. Coup de coeur.


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Cannetille
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le 28 mars 2024

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