Danse encore
Danse encore

livre de Nadav Lapid (2001)

A travers ces quatre nouvelles, Lapid caractérise déjà un style (littéraire ici, donc) affirmé, de même que ses marottes obsessionnelles. Écrites à la première personne, férocement, forcément, l'alors jeune israélien dépeint la société qui l'a chapeauté, le père sourd de la guerre et de l'occupation, entremêlé à des rapports familiaux distendus et à un regard féminin ressassé, jamais rassasié. De longueurs mais tant de qualité inégales, celles-ci trouvent toujours un équilibre entre description réaliste monomaniaque, sinon pointilleuse, et twists fantasmagoriques, tout au moins sailli par des bribes poétiques ou drôlatiques -et tac.

Dans la première, une excursion à l'aéroport pour aller chercher un vieil oncle jadis idéalisé aujourd'hui méprisé, se mue en petite leçon de vie esthétique, où l'on goûte le café comme le nectar sorti d'amplis audio. Déjà reviennent d'épars considérations autobiographiques mal déguisées : apprenti écrivain, le narrateur est journaliste sportif comme le fût Lapid, tandis que son milieu social d'origine culturellement huppé est caractérise en filigrane. Mais aussi des motifs qui reviennent inlassablement de la bouche de son auteur, jusque dans les interview de 2023 le saisissant après le choc des attaques terroristes : la nécessité de la beauté (et la tragédie de son absence), mais aussi plus prosaïquement la nature envahissante du trafic routier ou les doutes quand à la reformulation de clichés, l'idée que tout a été déjà été balancé.

La seconde nouvelle, un peu plus longue, part de l'accompagnement de sa belle-sœur allant rendre visite à son fiancée, puni et empêché dans un camp militaire, pour ausculter l'arrière- pays, tout au moins l'arrière-fond militarisé qui sourd la nation dans son ensemble. Le temps d'une triangulation discrète, on y écoute la radio - copieusement décrite de nouvelle en nouvelle, sans que la précision aille jusqu'à préciser non plus les chansons écoutées dans une veine post-Ellis-, s'y arrête dans un troquet miteux au petit matin. Avant que, suite à une éclipse supposément langoureuse, une discussion avec le supérieur militaire du frangin décortique l'imprégnation du tout militaire sur des corps défendant. Une fois encore, l'autre (d'abord l'oncle, ensuite le frère) ressemble à une projection rebelle, comme fantasmée, de Lapid lui-même, comme faisait Moretti dans Mia Madre se donnant le beau rôle fictif : ici, celui d'un esthète discrètement hédoniste, ou d'un être qui ne se laisse pas embrigader par l'esprit de corps Tsahal.

Brève et allusive, la troisième nouvelle part de la description imagée d'une tante (celle de Tamar, dont je n'avais pas compris jusqu'au dénouement qu'il s'agissait d'un prénom féminin, ce qui m'a tout de même fait passer, je crois, à côté de la dimension trouble de cette incartade), érotisée, pour louvoyer en digressions narratives, comme autant de charmes lancés en l'air à qui veut bien les saisir. Il me faut avouer avoir peut-être lu un peu trop distraitement ces digressions, charriant leur part de sarcasme défait, pour prétendre avoir saisi la fin tragi-comique qui saisit le lecteur, dont acte.

Enfin, la pièce de résistance, à elle seule plus longue que les trois autres réunies, suit la fascination obscure de notre narrateur pour un obscur journaliste Séfarade dont il convient, après avoir été elliptiquement émerveillé -les écrits restent sommairement hors page, pour ne pas nuire à leur supposé effet de sidération, d'en retracer l'origine. Cette quête dérisoire et pourtant existentiel, qui mènera d'une bibliothèque parcimonieuse en infos à l'école d'enfance dudit journaliste, de sa petite amie d'enfance à sa sœur esseulée, de son père à la gentillesse austère et polie à l’intéressée lui-même laisse le goût d'une quête de soi fantasmagorique qui ne dit pas son nom. Partant du trivial, du réel qu'on détricote pour y trouver un mystère fondateur ("qu'y a t-il de plus que cela?" / "quelles sont les circonstances qui ont permis cela" sont les mantra à la fois existentiel et balayés d'un revers moderne qui aiguille la dérisoire (en)quête), Lapid évoque ici un Borges de la petite chose (le conseil parental consistant pour l'artiste à traquer le moindre petit détail signifiant éclaire sur la méthode Lapid, voire sur celle qui distinguerait les vrais observateurs aguerris que l'on nomme artiste, pédantement, faute de mieux, de la troupe inepte pourvoyeuse de clichés). Véritable méthode réflexive sur l'écriture elle-même, en même temps qu'introspection objectifiée, Barjami le Bal-Ami, Bardamu éclipsé à Delft en Hollande, personnifie donc déjà une œuvre qui, sous couvert d'un style - et cinématographiquement, quel style!- part de l'intime, du très personnel, pour questionner le réel, ce qu'on nomme à tout va le politique, et qui irrigue jusqu'à nos corps, nos pensées.

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7
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le 22 oct. 2023

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