Il n’existe que deux types d’Hommes. D’abord, ceux qui, pour satisfaire leurs objectifs, sont capables de passer au-delà de la morale et donc prêts à commettre les pires infamies…C’est du moins de cette manière que seront qualifiées ces actions par la deuxième catégorie d’humains. Et malheur à celui qui se tromperait de camp. Saint-Pétersbourg 1865. Raskolnikov, un jeune étudiant fauché en droit, se morfond devant la crasse et la misère qui règnent dans sa ville. Lui vient alors l’idée d’assassiner une vieille usurière qui passe son temps à vivre sur le dos des autres pour lui dérober son argent. Il passe donc à l’action à coups de hache et ce en tuant Elizabeth avec, la nièce de l’usurière au mauvais endroit au mauvais moment. Raskolnikov en devient paranoïaque et souffrant. Tout son entourage s’inquiète pour lui, de son dévoué ami Razoumikhine à sa mère et sa sœur fraichement arrivées à Pétersbourg. Il n’hésite pourtant pas à empêcher sa sœur de se marier avec l’odieux Loujine. Sa rencontre avec la timide prostituée Sonia et sa pauvre famille le bouleverse. C’en est trop de pression sur lui entre le déroutant juge Porphyre ou la crapule cynique Svidigrailov ayant de pervers desseins pour sa soeur. Au comble de la folie, il se confie à Sonia, alors que peu après c’est Porphyre qui lui annonce le savoir coupable. Epuisé, Raskolnikov choisit de se dénoncer et en prison (dans l’épilogue), grâce à son amour avec Sonia, il réalise qu’une nouvelle vie se profile devant lui mais cela est un autre récit. Je ressors de ma lecture dans un état d’admiration intense tant ce fut une grande joie littéraire que ces 650 pages (plus que le Procès par exemple). Mais aussi le champ possible de réflexion est tellement vaste que conclure le tout par une analyse critique et personnelle me semble en être l’aboutissement rêvé.

La finesse psychologique est l’une des grandes preuves de force de Dostoïevsky à travers Raskolnikov mais aussi les personnages secondaires. On le comprend avant tout comme quelqu’un de dégouté de tout. La misère profonde régnant dans la Russie du 19e siècle est criante à chaque page. Des enfants dorment dans la rue, les maisons sont infestées de rats et la famine est partout. Raskolnikov ne peut continuer ses études. Il est quelqu’un d’intelligent et conscient de la réalité du monde. Cela se retrouve dans ses penchants matérialistes et nihilistes. Il sent bien le nouveau souffle en termes de pensées et de courants intellectuels. Il est souvent question « d’idées nouvelles ». La qualité en presque « sociologue » de Dostoïevski est là. Il sait prendre la température de son époque et les bouleversements idéologiques que rencontreront les Russes dès 1917. La relation avec sa mère et sa sœur est intéressante. Elles l’aiment profondément mais lui voudrait être détesté. Le concept de haine de soi est ici frappant. Son intelligence lui permet de ne pas se faire berner par les intentions de Loujine et le fait que Dounia se marie par intérêt ne fait que rajouter au caractère insupportable de la chose. Mais Raskolnikov le hait aussi car il est la représentation parfaite de tout ce qu’il déteste dans la société. Il est méprisant envers les pauvres et pire il se considère supérieur et devant être admiré.

Il m’est difficile de me prononcer sur les raisons profondes qui l’ont poussé à commettre « l’irréparable » tellement il s’agit de LA question posée par le roman. Cela se ressent d’autant plus dans la scène merveilleuse où il l’annonce à Sonia. Il tourne un autour du pot et parle de lui à la troisième personne sans pouvoir le dire distinctement. C’est dans un jeu de regards où « l’épouvante », la culpabilité, la souffrance qui le rongent, apparaissent d’un coup. Sonia sait. Et c’est cette incertitude qui le rend aussi malade, dément et à la limite de sombrer dans la folie car lui-même ne sait pas. Plus tôt dans l’histoire, une scène entre eux est capitale en étant toujours à la limite de la rupture avec la folie. Quand il lui dit : « Ce n’est pas devant toi que je me suis prosterné mais devant toute la souffrance humaine », c’est fameux ! Elle est un personnage fabuleux entre timidité maladive et une humanité pure et totale. Son amour pour sa famille avec la pauvre Catherine Ivanovna et ses petits frères et sœurs est très touchant. La relation entre eux relève presque du fantastique. Leur souffrance est totale, leur misère est totale. Elle, prostituée à la mentalité de sainte, lui lit la Bible à lui, assassin pas forcément croyant. La scène dans l’épilogue où il pleure dans ses bras et l’amour entre eux deux éclot avec encore une fois un simple regard.

La relation entre Raskolnikov et le juge Porphyre est également très intéressante. Ce dernier est un personnage très difficile à cerner. On comprend que dès le début ses soupçons se dirigent vers Raskolnikov et qu’il joue avec lui. Il ne s’agit pas du tout de plaisir sadique mais plutôt cette « psychologie à double tranchant » où il sait qu’il le tient dans sa tête. La scène où il lui révèle le savoir coupable est fantastique. Il fait preuve d’en fait lui aussi d’une grand forme d’humanité envers un jeune étudiant fauché et intelligent. Il ne cherche pas à le moraliser sur la question du mal fait mais vise plutôt une forme de salu. Il aperçoit toute la souffrance psychologique de ce dernier qui évidemment ne ressent que haine et mépris. Leur conversation sur la théorie des hommes « extraordinaires » et du droit moral de tuer ressort comme le grand symbole de la relation. Porphyre est constamment en train de le tester sur ses convictions profondes pendant que Raskolinkov ne peut se retenir de répliquer. Ses aspirations napoléoniennes et idéologiques lui sont trop importantes.

Le crime perpétré, il reste la question du châtiment. Il est important de la relier avec la notion de conscience morale, obsession de Dostoïevsky. C’est par la moralité commune que les Hommes se sauvent. A l’échelle d‘une société, c’est sur base de la pression sociale que la notion de bien et de mal se définit. Dès que Raskolnikov transgresse cette barrière, il quitte le monde des Hommes. Sa souffrance absolue et sa presque folie en sont la conséquence logique. A plusieurs moments, il revoit distinctement le visage d’Elizabeth ou de la vieille usurière. La culpabilité le ronge et tout ceci constitue le châtiment total. Raskolnikov l’accepte et se rend pour ainsi sauver sa conscience morale personnelle mais aussi celle collective dont la société a besoin.Je reviendrai au titre qui est pour moi presque un pléonasme à une exception près (peut-être Dostoïevsky l’a-t-il voulu ainsi ?). A tout crime, correspond un châtiment infligé par la société. En tuant, Raskolnikov s’est aussi rendu compte que il ne faisait pas partie de ces « Hommes extraordinaires » et c’est précisément cela qui lui rend une part certaine d’Humanité et qui fait qu’en tant que lecteur on s’attache à lui.

J’ai personnellement eu beaucoup d’affection pour ce personnage et plusieurs fois pendant ma lecture, je me suis surpris à réaliser qu’il était tueur. Dostoïevsky prouve ici tout son talent d’écrivain et nous plonge un peu en eaux troubles entre des notions aussi admises que celles du bien et du mal. Je crois évidemment en ces notions qui sont pour moi les fondements de l’Humain et sans quoi règnerait un chaos moral. Comme souvent dans ma vie, je ne crois pas aux extrêmes, j’essaye même de les éviter. C’est pourquoi à la toute fin du livre (dans l’épilogue), cette notion de « rénovation progressive de l’Homme » résonne en moi comme une porte laissée ouverte pour rappeler la nuance qu’il faut apporter aux criminels.

Minobares
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le 30 oct. 2022

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