Crash !
7.1
Crash !

livre de J.G. Ballard ()

James G. Ballard
Crash !


Pour commencer simplement, on pourrait réduire ce roman à son intrigue. Le personnage principal, James Ballard, est victime d’un accident de la route. Il est sérieusement blessé, mais surtout, il a tué un homme. À l’hôpital, il rencontre Helen, l’épouse de la victime. Contre toute attente, la veuve et Ballard vont se rapprocher, attirés par un « puissant courant érotique », aiguillon de la fascination morbide et réciproque de ces deux victimes de « l’Autoggedon », ce désastre automobile érigé en institution, en route pour tuer ou mutiler des millions de personnes.


Ballard va ensuite rencontrer Vaughan, un ex-spécialiste de l’informatique, dont la carrière a été stoppée net suite à un grave accident de moto. Depuis lors, Vaughan le balafré est obsédé par les accidents de la route et les blessures, qu’il traque, photographie, collectionne, et pourrait bien essayer de provoquer, lui qui fantasme sur le chef-d’œuvre d’accident automobile qui mettrait en scène Elizabeth Taylor… Des relations troubles vont se nouer entre ces personnages et Ballard, nullement découragé par sa femme Catherine, qui au contraire le pousse à mener plus loin ces petits jeux pervers de l’amour et de la mort.


Mais bien évidemment, l’expérience totale que constituent l’écriture et la lecture de Crash ! ne peut se réduire à ce synopsis. L’intérêt est ailleurs que dans les événements et leur chronologie, prenons-en pour preuve que le récit débute par la mort d’un des principaux personnages. Crash ! est d’abord un livre qui annonce l’avènement de ce que Ballard appelle le « paysage technologique », celui du monde urbain dans lequel ses héros errent en permanence à bord de leurs voitures, un monde fait de zones de transit impropres aux relations humaines : périphériques, stations services, aires de repos, parkings, garages, usines, entrepôts… sans parler de l’aéroport et de toutes ses infrastructures impersonnelles, principal horizon de James, qui vit dans un appartement situé à un mile de là.


Si l’écrivain a choisi de donner son nom à son personnage, c’est parce qu’il voulait écrire un livre « où il soit impossible de se dissimuler ». Cela ne signifie pas que ce livre est autobiographique, mais que Ballard assume le produit de sa réflexion, à ce point qu’il aurait pu s’inspirer de Flaubert et dire « Crash !, c’est moi. » Prenant ses responsabilités, il définit cette œuvre comme étant « le premier roman pornographique fondé sur la technologie ». Les scènes de sexe sont en effet nombreuses et fort crues, mais à leur lecture l’excitation n’est pas au rendez-vous. En disséquant avec une froideur toute mécanique des scènes qui pourraient être torrides, le parti pris narratif et lexical désexualise son objet : description neutre et clinique de coïts distanciés, zones érogènes réduites à des orifices aux noms techniques, partenaires prenant des poses de mannequins de crash-test… Tout concourre à remplacer la notion de désir par celle d’expérience, et à faire en sorte que les formes des corps humains se confondent avec les courbes des voitures, dans lesquelles – et auxquelles – ils se mélangent.


En effet, dans le paysage d’acier, de chrome et de béton, l’homme s’unit à la machine, créateur dépassé, phagocyté puis transformé par sa création, physiquement, et mentalement. Crash ! dresse un inventaire assez terrifiant des lésions et des blessures que peut infliger un véhicule ayant échappé au contrôle de son conducteur. Les corps des protagonistes sont tordus, mutilés, ou bardés de broches métalliques. Ils sont traumatisés dans leur chair, mais aussi dans leur psychisme où se développe une nouvelle psychopathologie mêlant fantasmes sexuels et automobiles, dans un cocktail de perversions inédites : l’orgasme ne peut plus s’obtenir qu’en frôlant la mort dans un accident, les corps les plus abîmés deviennent les plus excitants, les plaies et cicatrices se transforment en nouvelles zones érogènes, qui appellent à la caresse ou à la pénétration.


Encore plus que I.G.H. et L’Ile de béton, les deux autres romans constituant sa « trilogie de béton », Crash ! dépeint ce que Ballard appelle « la mort de l’affect », c’est-à-dire la fin de notre capacité à ressentir de véritables émotions, dans un environnement dominé par la technologie et les artefacts nés de celle-ci. Vous l’aurez compris, Crash ! n’est pas le roman le plus facile ni forcément le plus attirant de Ballard. Cependant, ce chef-d’œuvre – brillamment adapté par David Cronenberg en 1996 – ose et propose tant que ce serait faire preuve de frilosité coupable que de ne pas accompagner ses personnages jusqu’au bout de leur parcours initiatique et destructeur.


Voir aussi :
https://savoirsenprisme.com/numeros/07-2017-les-emotions-en-discours-et-en-images/la-mort-de-laffect-dans-the-atrocity-exhibition-1970-et-crash-1973-de-james-g-ballard-clinicien-de-son-epoque/

Mister_Lag
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le 24 janv. 2016

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Mister_Lag

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