La noblesse de la littérature japonaise dans toute sa splendeur.

Il est très difficile pour un Européen, un Français de surcroît, de se plonger dans la lecture d'un monogatori japonais pour de multiples raisons dont la principale est la plus évidente : la culture du Japon est aux antipodes de la notre. Contrairement à un roman latin ou germanique, le lecteur français ne dispose d'aucune grille d'analyse, d'éléments culturels ou littéraires pour se sentir tout à fait à son aise et pouvoir lire de manière divertissante ces contes. La deuxième difficulté face à ces contes est également leur complexité de lecture, car y compris si ce sont des traductions, il n'empêche qu'elles recèlent de nombreuses lourdeurs et complexités stylistiques, ce à quoi s'ajoutent des références historiques et politiques qui nous sont ontologiquement étrangères. Ces lectures requièrent donc une grande concentration. Il paraîtrait aux vues de la préface et des commentaires, que les contes de pluie et de lune de Uedo Akinari sont l'aboutissement le plus beau et le plus réussi de la culture japonaise, sophistiquée et si noble. De plus, il faut savoir que le conte japonais n'est pas à part du roman, du mythe ou de l'essai philosophique contrairement à l'Occident, ce qui fait qu'un monogatori est tout à la fois : conte, roman, essai et mythe. Les contes sont donc le fruit d'une recherche littéraire d'Akinari, un énorme syncrétisme asiatique, fruit de contes japonais très anciens, mais aussi des traductions de légendes chinoises. Ainsi, entre les mains du lecteur se trouve un condensé de l'art littéraire japonais a minima et asiatique en règle générale. Se côtoient dans ces pages des magnifiques histoires dans lesquelles fantômes, serpents et héros japonais valsent dans des contextes politiques japonais médiévaux qui n'ont rien à envier à nos conflits féodaux par leur cruauté. Le fantastique japonais n'est pas glauque : il est élevé, poétique et d'une infinie élégance.


Ces contes nous font voyager dans l'imaginaire japonais : il est vaporeux, brillant et d'une très grande beauté. Plusieurs fois, à la lecture de ces contes, c'est le terme de "noblesse" qui me venait souvent à l'esprit : non la noblesse aristocratique de l'Empereur ou des shôguns, mais celle des lettres et calligraphies asiatiques. La vision quasi romantique d'un palais japonais dans la forêt, devant un grand lac surplombé d'un beau pont japonais, sous le regard bienveillant et magistral des cimes enneigées d'une montagne grandiose. Ce ne sont pas des mangas ici qui nous apportent ces magnifiques images pleines de paix et de sérénité, mais bien ce genre très intéressant qu'est le monogatori. Précisément, malgré toute la culture et les références qui nous séparent, la similitude du genre humain et des mythes (il suffit de lire les mythes japonais du shintoïsme pour s'en convaincre) avec nos héros et nos mythes sont frappantes et assez extraordinaires. Au delà de ça, ce sont les valeurs de la civilisation japonaise que sont la piété filiale, le sens de l'honneur et également les grandes valeurs du bouddhisme (la voie du Milieu, du Zen, de la Paix) qui sont représentées et mises en valeur. Quelle ne fut pas ma surprise quand je découvre que cette culture nippone est bien plus valeureuse et collective que la notre ! Les solidarités familiales touchent à l'extraordinaire, et ces histoires de serments inviolés, d'amours filiales entre frères et parents (souvent adoptifs), mis à l'épreuve par les renards et les infâmes serpents sont fascinantes. Il y a également une incroyable esthétique, notamment en ce qu'il s'agit de la décrépitude des lieux, envahis de roseaux quand ils sont abandonnés, d'illusions et de faux-semblants qui virent presque au psychédélique.


Un fantôme japonais n'est pas une masse transparente, évanescente et ectoplasmique à l'occidentale : c'est à la fois un corps matériel semblable aux vivants (à la différence qu'ils ne mangent pas et refusent plus de trois fois les plats proposés), et surtout une illusion intellectuelle qui se joue des vivants, capables de faire d'une maison en ruines un palais magnifique. Ces fantômes ne peuvent pas quitter le monde sans avoir satisfait une colère ou un engagement de leur vivant. A côté de ces esprits, existent les démons qui sont des fantômes persistant dans la haine et la colère. Comment ne pas parler des serpents qui prennent possession des corps de femme pour terroriser moines, hommes et gens bien nés, et corrompre l'art de vivre japonais ?
Toutes ces histoires nous font voyager au cœur de ce Japon et on comprend donc pourquoi le Pays du Soleil Levant est particulièrement bien représenté par le monogatori de Uedo Akinari, qui nous fait comprendre, par son travail de copie et de réécriture, à quel point leurs fantômes et leurs serpents font écho à nos humanités semblables.

PaulStaes
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le 4 févr. 2018

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Paul Staes

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