Sept ans après la parution d'En finir avec Eddy Bellegueule, le livre qui avait fait de lui un écrivain en vue à seulement vingt-deux ans, Edouard Louis publie Changer : méthode, son cinquième récit autobiographique empreint de sociologie, reprenant comme dans ses précédents les thèmes qui lui sont chers : l'enfance humiliée, l'expérience de l'insulte, de la honte et de la fuite, la transformation de soi. Ses détracteurs diront qu'il radote et qu'il ressasse, et il est vrai qu'Edouard Louis creuse toujours le même sillon. Mais il faut l'admettre : ce livre apparaît comme le prolongement, voire d'une certaine manière la réécriture, plus mature, plus lucide, plus nuancée, d'En finir avec Eddy Bellegueule, dont le titre évoquait déjà l'idée de transformation.


Je ne suis pas de ceux qui l'ont accusé, à la sortie du premier, de trahir son milieu d'origine, de mentir sur la réalité de son enfance, d'exagérer le comportement de ses parents et de son entourage. Je crois à l'honnêteté de la démarche et du contenu depuis le début. En revanche, j'étais resté réservé sur ce premier car il me semblait être écrit de manière entièrement négative, à charge, sans nuance, par une jeune personne qui après avoir été rejeté, rejetait à son tour son milieu d'origine sans en restituer les aspects positifs, les instants de bonheur et de lumière dans une enfance qui n'est jamais totalement obscure. Comme pour se défendre de cette critique, Edouard Louis commençait son livre par :



De mon enfance je n'ai aucun souvenir heureux. Je ne veux pas dire que jamais, durant ces années, je n'ai éprouvé de sentiment de bonheur et ou de joie. Simplement la souffrance est totalitaire : tout ce qui n'entre pas dans son sytème, elle le fait disparaître.



Or à penser en système, on trahit la réalité, et on ne peut pas écrire avec la seule souffrance.


Peu à peu, il a redressé la barre dans les suivants. Avec Qui a a tué mon père ?, il réhabilite la figure de son père dans toute sa complexité, dans sa nuance. Après un portrait un peu caricatural et clairement négatif dans le premier, il le dépeint comme un père victime de sa propre histoire et de la domination sociale, un père qui ne sait pas aimer faute d'avoir été aimé lui-même, il restitue son propre amour pour son père, l'impossibilité d'une relation père-fils tout en mobilisant des scènes de complicité père-fils, car ces moments ont aussi existé ici et là. Dans Combats et métamorphoses d'une femme, il évoque la transformation de sa mère, rend hommage à son courage, à sa force de caractère, là où on retenait avant surtout son statut de femme au foyer soumise et inculte.


Plus encore qu'une pierre supplémentaire dans une oeuvre qui par touches successives se complexifie, s'approfondit, Changer : méthode apparait comme une mise au point sur l'oeuvre initiale. Là où En finir... conservait des zones de flou et brossait la réalité à travers des descriptions chocs de l'enfance humiliée, celui-ci vient chercher la netteté, met la lumière sur des aspects laissés de côté, gagne en profondeur de champ, restitue la complexité de son histoire :


Il parle ainsi des allié(e)s, croisés sur son chemin au cours de cette enfance humiliée, qui ont rendu sa fuite et sa transformation possible : l'enseignante Aude Detrez, la documentaliste Pascale Boulnois et la directrice Martine Coquet qui l'encouragent dès le collège dans le théâtre et vers le lycée d'Amiens ; la bibliothécaire du village Stéphanie Morel ; Elena, sa camarade de lycée, et sa mère Nadya, issue de la bourgeoisie d'Amiens ; Babeth de la Maison de la culture d'Amiens qui lui donne sa chance comme ouvreur :



(je me rends compte aujourd'hui qu'écrire mon histoire c'est écrire l'histoire de ces femmes qui se sont succédé pour me sauver (...), que mon histoire est celle de leur volonté et de leur générosité)



Et puis plus tard, Didier Eribon, philosophe dont une conférence a créé "l'impact" et qui l'encouragera, l'aidera aussi, qui deviendra son ami ; ses rencontres parisiennes qui lui donneront certains des moyens de sa transformation (financiers, affectifs, culturels).


Il restitue l'ambiguïté du transfuge de classe : rejeté par son milieu d'origine puis le rejetant lui-même, honteux de ses origines puis honteux d'avoir eu honte. Mais aussi : nécessité de la fuite et de la transformation de soi ; imitation de la bourgeoisie mais détestation en même temps ; besoin inextinguible de revanche et de reconnaissance ; sentiment de culpabilité, de trahir les siens, que l'on perçoit quand il s'adresse à son père et à Elena.

S'agissant de son cas particulier, Edouard Louis évoque avec précision et grande lucidité les moyens et les instruments de sa transformation : physique, comportementale, culturelle... Alors que chez d'autres il s'agit d'une transformation lente et inconsciente, pour lui c'est "devenu un travail plus que conscient, une obsession permanente". Il confesse avoir passé son temps à imiter les autres, comme s'il n'avait pas de personnalité propre. Il décrit les petits boulots, comment il s'est prostitué, comment il a par des rencontres plus ou moins intéressées (il ne saurait le dire tout à fait) pu avoir un appartement à Paris, pu financer ses frais de dentiste, etc. Il expose qu'écrire son premier livre, c'était avant tout un instrument comme un autre pour être reconnu et atteindre la célébrité et la prospérité et réussir sa revanche sur son milieu et ceux qui l'ont humilié, qu'il s'est mis à lire et écrire pour atteindre ce but ("j'écrivais pour exister") et non par amour romantique des mots et de la littérature, qu'il n'a fini par aimer que par la suite.
Ce sont des choses dont il pourrait avoir honte tant elles sont mal vues socialement, tant elles ramènent aux figures négatives du "parvenu", du Rastignac ou de la courtisane, mais qu'il raconte avec honnêteté et parfaite lucidité, réhabilitant par là tous ces parcours de transfuge trop souvent critiqués pour leur prétendu opportunisme, leur arrivisme, leur ambition dévorante, leur côté "prêt à tout". Car derrière tout cela, on perçoit les efforts monumentaux déployés pour sa transformation, pour être à la hauteur, pour sans cesse se surpasser et aller plus loin, et ne pas perdre ce qui a été peu à peu acquis : combien d'heures passées devant le miroir pour changer ses manières, d'efforts sur soi pour modifier son apparence, son comportement, sa façon de parler ? Combien de nuits passées à lire pour rattraper le retard culturel et "pour apprendre à se souvenir" au moment de l'écriture de son propre livre ? Combien de repas zappés pour économiser ? Combien de pleurs après des constats d'échec ou de peur de ne pas y arriver ? Combien d'énergie pour à tout instant s'adapter à des milieux éloignés du sien ? Et la difficulté de l'écriture de son premier livre. Si cette transformation apparaît à bien des égards comme une libération, elle est aussi une lutte permanente, avec des moments de fatigue et de de découragement. Dans cette lutte obsessionnelle, ses rencontres nocturnes éphémères et sa fuite provisoire à Barcelone apparaissent comme des moments où "ici au moins tu te reposes, ici la guerre est terminée, tu n'as plus besoin de devenir, tu n'as plus qu'à être".


Edouard Louis est encore lucide quand il dit que rien n'était assez pour lui : alors qu'il aurait déjà pu être fier et comblé de passer de son village picard au lycée d'Amiens puis à la fac d'histoire d'Amiens, en compagnie d'Elena et ses autres camarades de la petite bourgeoisie provinciale, non, cela ne lui a pas suffi : en écoutant Didier Eribon, il a voulu encore plus, il a voulu accéder à une grande école parisienne et puis à la renommée par l'écriture d'un livre, comme cela aurait pu être par autre chose.



Qu'est-ce que je voulais, au fond, à Paris ? Encore aujourd'hui ce n'est pas clair en moi, est-ce que je voulais devenir un bourgeois ? devenir riche ? devenir un intellectuel ? être reconnu ? être protégé pour toujours et définitivement du risque de la pauvreté ? Est-ce que je voulais surtout changer ou changer avant tout dans le sens de ce qu'on appelle l'ascension sociale ? Il me semble que c'était tout à la fois, je crois que ma volonté évoluait selon les contextes et les situations, selon les personnes avec qui j'étais.



Mais pourquoi toujours plus ?



Mon corps me demandait de faire plus (...), la violence des premières années de ma vie exigeait une compensation plus grande, je n'avais pas le choix, mon corps me demandait d'aller plus loin - mon corps, c'est-à-dire la superposition de toutes les expériences passées et accumulées.



Et à toujours vouloir plus, "est-ce que je suis condamné à toujours espérer une autre vie ?" finit-il par se demander, après son succès littéraire. Il y a une éternelle insatisfaction là où il pourrait se rasséréner dans sa fierté d'avoir atteint la position qu'il convoitait, s'endormir sur ses lauriers. "Parfois je pense que toute cette lutte a été vaine et qu'en fuyant j'ai lutté pour un bonheur que je n'ai jamais obtenu".


Des interrogations tout de même : pourquoi toujours abandonner ses proches ? Ne pouvait-il pas rester fidèle à ses amis d'Amiens, à Elena, tout en poursuivant son chemin à l'ENS et sa carrière d'écrivain parisien ? Il explique : "L'histoire de ma vie est une succession d'amitiés brisées. A chaque étape de ma vie, de cette course contre moi-même, j'ai dû me séparer de personnes que j'avais aimées pour pouvoir avancer plus encore." Pourquoi devoir se séparer pour avancer ? Pourquoi ne pas garder un lien apaisé avec son passé, même un peu plus distant ? Reproduit-il la violence sociale ?



Est-ce que je devenais une personne mauvaise ? Est-ce que je reproduisais à Amiens la violence que j'avais exercée quelques années avant avec ma famille, quand je rentrais chez ma mère et que je faisais semblant de lire sur le canapé pour lui montrer qui je devenais ? Est-ce qu'en changeant je voulais faire comprendre aux autres que je n'étais plus comme eux, est-ce que j'avais compris que changer ne voulait pas seulement dire devenir quelqu'un d'autre, mais aussi ne plus être comme d'autres, et donc repousser ces autres, les abandonner, les mettre désespérément au-dessous de soi ? Est-ce que je suis devenu une personne haïssable ?



Enfin, quelle émotion de voir l'auteur d'En finir avec Eddy Bellegueule écrire, dans ses dernières pages, qu'il lui arrive de repenser à des instants de son enfance et de regretter ces moments, "des odeurs et des images". "Je ne suis pas nostalgique de la pauvreté mais de la possibilité du présent. Ou plutôt : j'ai détesté mon enfance et mon enfance me manque. Est-ce que c'est une chose normale ?". Et d'égrener des scènes de l'enfance, empreintes de nostalgie. "Revenir au temps où..."


Je n'apprécie pas ses interventions médiatiques, car sa parole est souvent politisée, idéologique, caricaturale, et j'imagine qu'il s'agit aussi d'une stratégie éditoriale pour vendre ses livres. Malgré cela, force est de constater que l'écrivain Edouard Louis a mûri. Quand dans son premier livre il s'agissait de raconter l'histoire "du fils qui réussit contre tout, et surtout contre sa famille", enterrant pour ce faire certaines scènes "qui ne correspondaient pas assez à cette histoire qu'(il) voulait raconter à l'époque", aujourd'hui il fait ressurgir d'autres scènes, d'autres aspects, et avance ainsi encore davantage vers la complexité, donc vers la vérité. J'espère qu'il poursuivra ce chemin.

GauthierDel
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le 19 sept. 2021

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