Aztechs
7.3
Aztechs

livre de Lucius Shepard ()

Visite guidée sous champis du Congo, de Ground Zero ou encore d'une discothèque russe.

"Aztechs" fut l'occasion pour moi de découvrir ce bougre de Lucius Shepard, auteur récemment décédé auquel coller un genre est un pur sacrilège. On m'avait vendu un paquet de choses sur ce voyageur invétéré à l'art aiguisé et incisif, et la plupart se sont révélées bien en-deça de la réalité, Shepard étant une créature au final aussi insaisissable que ses histoires.
Alors je ne vais rien révolutionner dans cette critique, mais juste donner un témoignage modeste et honnête de ce que cela fait d'être plongé dans la tête de ce mec, ce que cela fait de partager les pensées saugrenues de ses personnages, anti-héros héroïques, anti-looser s'acharnant à perdre.
Cela débute avec une des nouvelles les plus puissantes du récit, et certainement celle qui malmène le plus le lecteur, l'immergeant dans un monde qu'il ne peut comprendre, et pourtant: "Aztechs", qui a par la même occasion donné son nom au recueil, vous l'aurez remarqué. On nous parle d'Intelligence artificielle ayant choisi de s'implanter à la frontière Etats-Unis-Mexique, zone aux mains de gangs tous plus répugnants les uns que les autres, zone embêtante et intriguante, une zone que l'on va apprendre à connaître. Une zone délimitée par un gigantesque rayon laser, qui empêche tout passage. Une zone où l'on peut se faire descendre par un Sammy surdéfoncé et sur ses gardes. Et les IA, malheureusement, ça ne mène pas qu'une guerre virtuelle. Gangs ou pas, rien n'empêchera cette grande partie d'échiquier de se dérouler, et tel le protagoniste, on observera bien démuni cette rage qui parcourt l'histoire et cet exotisme sans précédent. Car on a bien du mal à comprendre de quoi il retourne ici, tant Shepard s'acharne à créer un monde aux traditions étrangères, éloignées des nôtres. Alors oui, honnêtement, c'est difficile à lire, car foncièrement difficile à imaginer. On ne lit pas ça en regardant en même temps "Cauchemar en Cuisine", et c'est là l'une des qualités premières du bouquin: Lucius Shepard nous prend au sérieux, avec ses nouvelles, ne sous-estime jamais notre intelligence, ne perdant jamais une occasion de nous laisser deviner le sens d'un néologisme abscon ou une situation enfreignant la logique la plus élémentaire.
On regrettera cependant la fin de la nouvelle, partant sur un trip tristement mystico-religieux, fort détestable, même s'il reste d'une cohérence impressionante, étant donné le dangereux virage emprunté par l'auteur. Nous laisser entr'apercevoir une raison à la vie et une clé de compréhension de l'univers au détour d'une histoire surtestostéronée, il fallait le faire. Et si c'est regrettable, ce n'en est pas pour autant loupé.
"La Présence" jouera sur des thèmes bien plus raisonnables, bien moins exotiques, mais collant moins à la démesure de Shepard, puisqu'il s'intéresse ici au 11 septembre et ses conséquences sur des tas de vies gravitant autour du Ground Zero, c'est-à-dire ces âmes dévouées qui fouillent les décombres et qui chaque jour pénètrent dans un monde gris, étouffant où tout peut se briser à chaque instant, où le poids de deux tours se trouve réparti sur une dizaine d'épaules.
Le délire ira bien moins loin que dans la nouvelle précédente, et c'est à la fois rassurant et frustrant, car même si l'on a tendance à ne pas trop se l'avouer, les étranges hallucinations écrites de Shepard ont gratté une chose cachée, quelque folie en nous, lecteurs de bien des genres ceinturés à des conventions muettes, qui ne demande qu'à être libérée. Cette nouvelle demeure cependant une réussite du recueil pour l'exactitude des mots employés, pour cette description incroyable de la misère humaine, de ce qu'ont pu ressentir ces quelques gens au milieu des cendres et des fantômes. Très sympa, donc, bien que glauque à l'extrême. Très globalement, ce recueil de nouvelles ne convient pas aux trajets de tram, de métro ou de bus, encore moins à une lecture au toilette. Il mérite un sérieux et une envie qui peuvent freiner de manière justifiable. On a pas forcément envie de continuer à ce niveau-là du recueil, et ce ne serait pas une mauvaise idée d'entrecouper la lecture avec un bouquin plus léger.
Surtout lorsque l'on sait que "Le Dernier Testament" esdt une nouvelle inefficace et laborieuse, mêlant des greffes de "schémas de personnalités" à un rituel sorcier, et associant les malheurs d'un poète mort il y a de cela quelques siècles à la robotique de défense la plus poussée de l'époque. Si tout ce bric-à-brac aurait pu s'assembler de manière fluide et surprenante, Shepard galère à emporter l'enthousiasme et on se retrouve à lire une histoire effroyablement compliquée, trop pour vraiment faire passer un bon moment. Et surtout, c'est confus. Si dans le reste de ces six nouvelles, Shepard parvient à décrire l'indescriptible, ce fut un échec sur cette nouvelle. Tant pis.
"Ariel", nouvelle plus purement SF, revient à des thèmes plus abordés en général et développe une cohérence et un mystère très addictifs. Ca marche pour notre plus grand plaisir, et on se retrouve scotché devant une histoire menant son chemin tout simplement, sans se brusquer, et nous amenant à un dénouement délicieusement tordu et douloureux, un dénouement qui surprendra le lecteur un peu naïf (que je suis bien sûr). Une réussite, donc, qui nous laisse découvrir un Lucius Shepard moins perché, plus calme. Cela a du bon et du mauvais: une intrigue plus facile à suivre, mais un côté dingo relativement absent, enlevant un peu de sucre à ces histoires d'un autre monde.
"Le Rocher aux Crocodiles" est une super nouvelle. Un spécialiste des reptiles quitte Abidjian et sa chère petite-amie Prudence pour enquêter sur une série de meurtres perpétués par les "hommes-crocodiles", menace locale dans un Congo ravagé par le règne dictatorial de Mobutu. Un pays qui saigne, un pays qui redoute les coups de machette autant que les mauvais sorts. Un pays qui pleure ses morts et craint des hommes se métamorphosant en crocodiles. Et notre protagoniste de rencontrer cet homme qui s'est déclaré coupable de ces meurtres. Cet homme, qui prétend savoir se transformer en crocodile. Cet homme qui nous conduira sur le chemin boueux et orageux de la vérité, où rien n'est aussi simple que ce que l'on croit, où la politique peut devenir un mauvais sortilège si on le veut vraiment (après tout, sur ce coup-à, Shepard n'était peut-être pas si éloigné de la réalité).
Et enfin, on clôt le recueil avec "L'éternité et après", histoire d'une violence et d'une puissance exceptionnelle. A bien y réfléchir, et avec du recul, je pense que c'est cette nouvelle qui mérite d'être retenue sur les six (enfin, si'il fallait n'en retenir qu'une, bien sûr). C'est complètement, mais alors complètement barré. Tordue, éprouvante, l'histoire se déploit insidieusement pour s'emparer du lecteur, et disons-le clairement, en faire de la bouillie. Rien n'a de sens dans cette discothèque et pourtant, il va bien falloir en trouver un pour en sortir (et ceci est valable au sens littéral du terme, puisque chacune des histoires du recueil continuera de vous hanter tant que vous n'aurez pas trouvé de réponses satisfaisante à toutes vos interrogations...).
Bon, Lucius Shepard est véritablement très impressionnant. Mais je ne mettrai pas plus de la note 7 pour quelques simples raisons. Tout d'abord, c'est très compliqué, et la plupart du temps, trop compliqué. Si cela flatte l'égo de lire une littérature de l'imaginaire aussi intelligente, il y a un trop-plein de singularité dans ce livre. Vouloir faire original, c'est essentiel dans le processus de création, mais ici, il y a de l'excès menant parfois à l'overdose (cf "Le Dernier Testament"). Et c'est pourquoi l'on sort un peu achevé de ce recueil, satisfait mais battu. Si j'apprécie tomber sur un bouquin comme ça, de temps en temps, je ne peux concevoir me plonger dans la biblio de Shepard de manière obsessionnelle (il en va à la fois de mon moral et de ma confiance en moi).
Alors, franchement, si vous ne connaissez pas cet auteur, essayez donc ce bouquin, qui, sans prétention, vous bottera le cul.
Wazlib
7
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le 20 sept. 2015

Critique lue 375 fois

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