Né dans les steppes kirghises au lendemain de la Grande Guerre, le jeune tzigane Anton Torvath grandit au sein d’un cirque, où il dresse des chevaux. Lui et les siens mènent l’existence libre des « Fils du vent », à cent lieues des préoccupations de plus en plus folles de l’Europe où ils se trouvent dans les années trente. Pris au piège de la barbarie nazie, le petit chapiteau rouge et bleu manquera de peu disparaître définitivement. Mais c’est sans compter la détermination des survivants à ne jamais laisser s’éteindre le souffle du vent...


Terrible miroir que nous tend Anton, à nous les gadjé, au fil d’une moitié de XXe siècle marquée par les génocides. Pendant que montent les tensions d’avant-guerre en Europe, le jeune tzigane s’enivre d’une enfance goûtée instant après instant au sein d’un clan haut en couleurs, fier de sa vie sans attache qui lui fait profiter des beautés du monde au hasard de ses lents voyages au pas des chevaux. Cette vie libre de "mouflons" réfractaires à la domesticité des "moutons" est mise à mal de la pire des façons par le génocide nazi, dans un summum de l’horreur prouvant au-delà du concevable combien l’humanité est capable de se fourvoyer. Obstinés à reconstruire un avenir conforme à leurs valeurs de liberté, les survivants se heurtent au triomphe d'une conception de plus en plus "économique" du monde, centrée sur la possession et l'argent. Alors que les espaces sauvages se font peaux de chagrin, que frontières et passeports dessinent des murs parfois infranchissables, restent bien peu d'ouvertures pour laisser passer le vent.


A ses passages sombres et terribles, propres à faire douter de la notion-même d'humanité, le récit oppose la lumineuse présence de quelques personnages dont la sagesse et la bonté simples et instinctives serviront, d'abord de tuteurs à l'apprentissage d'Anton, puis de bouées de sauvetage empêchant le jeune homme de sombrer tout à fait dans l'enfer des camps de la mort. Et puisque la barbarie des hommes se révèle capable de les emmener si loin au-delà de toute raison, mais aussi parce que notre monde contemporain oublie toujours plus de "vivre" pour préférer "avoir", l'on acceptera avec bonheur que le récit s'arme d'une poésie parfois légèrement teintée de magie, n'hésitant pas à franchir les limites de la vraisemblance, pour mieux nous rappeler le vrai sens de la vie et le goût perdu de la liberté.


Investir chaque instant sans laisser au poids du passé ni à la crainte de l'avenir la possibilité de le gâcher, refuser l'aliénation au lieu de rester frileusement dans d'inacceptables compromis, oser dire non sans reculer devant le prix : c'est parfois l'avenir du monde qui est en jeu - ici face au nazisme au siècle dernier, mais on pensera aisément à d'autres exemples contemporains, ne serait-ce qu'à l'intégrisme religieux, et ainsi à d'autres ouvrages récents sur la liberté, en Turquie avec Madame Hayat d'Ahmet Altan ou au Kurdistan avec S’il n’en reste qu’une de Patrice Franceschi -, mais aussi, plus directement, la façon dont nous acceptons de vivre ou de subir notre existence au quotidien. Alors, à l'image des derniers tziganes bataillant pour préserver leur rapport au monde, et d'ailleurs de l'auteur qui a fait le choix un jour de tout plaquer pour écrire et voyager, peut-être un certain nombre de lecteurs trouveront dans ce livre l'envie de rejoindre aussi les rangs des cimarrones, ces esclaves ou animaux domestiques enfuis pour retrouver la maîtrise de leur destin... Coup de coeur.


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Cannetille
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le 11 juil. 2022

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