Au-delà du mal
7.3
Au-delà du mal

livre de Shane Stevens (1979)


Jamais de la vie ce dingue ne devait terminer devant un juge.il était beaucoup trop dangereux. Pas seulement à cause de ses crimes, mais parce qu'il faisait vibrer la folie, ce monstre qui sommeillait en chacun de nous, il l'alimentait, il le nourrissait depuis l'origine, celui que l'on avait étouffé des millions d’années durant mais qui n'attendait que d’être délivré."



Ce court extrait renvoie au titre original, "By reason of insanity", permettant aux gens irresponsables de leurs actes de ne pas être condamnés.


Pour ceux qui aiment les thrillers sans concession, "Au delà du mal" est d’un réalisme froid jouant parfois sur l'écriture journalistique se contentant de relater les faits pour nous plonger au plus près dans une réalité crue. Pas de point de vue, mais la lente descente aux enfers d'un enfant devenu adulte et tueur en série. L'enfance bafouée et sa capacité ou non de s'en relever et la société comme partie-prenante des faits.


Shane stevens aura écrit 5 romans entre 1966 et 1981, dont celui-ci en 1979, considéré comme un chef-d’oeuvre. Comme pour Jim Thompson, Stephen King encensera l'auteur et lui rendra hommage dans un de ses livres "La part des ténèbres". Et comme Thompson une écriture dépouillée, imagée et parfois teintée d'humour qui permet de souffler.


Ce roman est basé sur une histoire vraie, mais reste une fiction. Caryl Chessman, criminel, condamné et exécuté en 1960 pour viol et enlèvement sera la base de l'histoire et le pendant de Bishop qui croit être son fils. Son fantasme d'être le digne fils de son père le menera sur le chemin de la folie sans espoir de retour. (Chessman attira d'ailleurs l'attention de l'opinion publique sur son cas et la peine de mort, en écrivant trois ouvrages en prison).


De son enfance difficile et de sa mère qui le rejette, de son isolement à l'hôpital psychiatrique, de son meurtre aux suivants, Bishop s'évade, se fond, change d'identité et se révèle tout autant attachant que profondément mauvais. L'auteur nous ballade allègrement entre horreur et humanisme pour ce thriller psychologique.


Comme tous les tueurs psychopathes Bishop est intelligent, il se sert de ce qu'il voit et entend et de ce qu'il subit pour se l'approprier et perdra tous ceux qui le suivront. Son épopée sanglante pour se venger de sa mère marque judicieusement la contradiction de la relation mère/enfant, amour/haine, mais ne laissera aucune chance aux femmes rencontrées. Car c'est le mal qui a pris possession de ces femmes et qu'il libèrera. Patient, méthodique, il attend le bon moment, la crédulité des unes et son beau visage serviront ses ruses.


Un roman de suspense, où l'écriture reste fluide et qui va croiser des chapîtres longs, s'attachant à décrire chacun des protagonistes suivant son point de vue, pour une résolution qui prend son temps et où chaque chapître finira par se rejoindre. L'auteur tisse une toile efficace où chacun semble invisible les uns aux autres. Entre le cheminement de Bishop fait d'opportunités et de ratages, la folie et son engrenage implacable. Bishop et ses "réflexions" seront peut-être les plus intenses et les plus perturbantes dans sa capacité à occulter l'horreur comme seul moyen de mener à bien sa quête. On est plongé dans "l'abîme" de Bishop par l'écriture à la première personne que choisit l'auteur et on s'interroge sur ses obsessions.



"Il écouta, d'abord imperceptibles, puis d'une clarté soudain terrible et sordide, les aboiements des démons qui anéantissaient des enfants, frappant, brûlant, fouettant les petits corps. Tous ces démons étaient des femmes en maillot de bain, dont les seins sphériques et les corps minces s'agitaient furieusement, épouvantables tentatrices qui piégeaient les petits visages en lâchant à travers leur gueule béante des hurlements atroces. Des sons hideux jaillissaient des bréches secrètes, et finalement les formes démoniaques pourrissaient comme des corps lépreux, laissant la place au seul cri du petit garçon".



.



Comme la plupart des individus gravement dérangés qui comprennent le monde en termes absolus, Bishop n'envisageait la vie que par ses extrêmes. Blanc ou noir, chaud ou froid, oui ou non, rester ou partir : c'était toujours soit l'un soit l'autre. Tout pôle contraire comportait nécessairement une pointe, une extrémité. Aussi, en découvrant subitement, sans s'y attendre, que le centre de chaque pôle était perçu comme la norme acceptable et sûre, et en apprenant, non par les erreurs de la vie, mais suite à un éclair soudain, que les gens se méfiaient des attitudes radicales, étaient gênées par elles et les jugeaient déséquilibrées, Bishop connut une véritable révolution intérieure qui ne fit qu'affiner sa ruse animale."



Le journaliste Adam Kenton, en mal de reconnaissance, sera le second protagoniste "principal", et nous dévoile également sa complexité et sa part noire, effet miroir du tueur, obsédé par cette enquête à la recherche de l'ennemi pulbic n°1.


La première partie s'attache au personnage lui-même, le reste parle de la traque du tueur et de ses ruses et au delà du polar, il est question de société, du pouvoir des médias et de la manipulation des masses, de la peine de mort, de l'incompétence policière, de la corruption politique et des accords flous où chacun semble irrésistiblement attiré par le mal pour son propre rayonnement. Tous ces protagonistes naviguent dans le monde du crime avec un malsain plaisir. Et tout ce beau monde utilisera Bishop à ses propres fins, nous rappelant ainsi encore et toujours le fonctionnement humain et permettant de donner une profondeur à l'intrigue par l'étude de la société américaine.



Amos Finch se sentait coupable et il détestait ça. Vraiment. Pour lui, la culpabilité n'était qu'une aberration des classes moyennes, quelque chose qui n'avait rien à faire dans son système psychologique, un sentimentalisme médiocre enrobé d'une couche de mièvrerie vulgaire - un sentiment conventionnel, bourgeois, contre-productif et, pis encore, exaspérant. Il trouvait tout bonnement impardonnable de laisser les critères moraux les plus vils obscurcir sa finesse d'analyse. Inexcusable. Il n'avait rien en commun avec les classes moyennes, il n'adhérait pas à leurs croyances, il en refusait les principes. Et il n'entendait pas se faire dicter son comportement par un système de valeurs qui proscrivait l'égoïsme. Car c'était bien l'égoïsme qui faisait avancer les choses, et lui, Amos Finch, appartenait à une classe supérieure qui faisait fi des simples considérations morales. Non, il n'avait décidément rien à voir avec cette culpabilité que l'on éprouvait en satisfaisant ses propres intérêts sans égards pour la souffrance d'autrui. Il n'était victime d'aucun excès névrotique. Il analysait les choses froidement, avec détachement.
Mais dans le fond, il se sentait bel et bien coupable.



L'auteur nous brosse tous ses portraits d'une manière incisive, sans complaisance, et le style de certains jouant sur le gore et scènes sanglantes, ne se retrouvent pas ici comme images chocs mais servent le propos tranquillement et dérangent d'autant plus, qu'elles sont là, froides pourtant détaillées et sans échappatoire.


Une intrigue ne nous offrant finalement aucun "vrai" coupable, seule reste un certain malaise... mais un grand plaisir de lecture.


Une réussite du genre.

limma
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le 11 févr. 2017

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