Appel d'air
7.9
Appel d'air

livre de Annie Le Brun (1988)

Lire Annie Le Brun n'est pas forcément facile. Si on ne lit pas déjà de bonnes choses, notre environnement ordinaire, entourage inévitable, etc., ne nous habituent plus tout à l'inverse à une telle complexité de réflexion, richesse de pensée, subtilité de formulation, souvent au sein d'une seule phrase. Cela implique de rompre avec la culture officielle et ses réflexes, ainsi qu'avec les principes à la noix et supposées valeurs dans lesquels on a pu grandir (surtout les filles), qu'on continue de nous donner pour tels, afin de mieux nous tenir. J'aime à la suivre parce qu'elle sait faire valoir des points de vue sensibles négligés, avec cette capacité à nous tirer vers le haut en nous menant hors des sentiers battus pour prendre du champ. La lire est une respiration. C'est toujours ça. Merci Madame.

Ici Annie Le Brun reprend en quelque sorte le flambeau tendu par Benjamin Péret à travers Le déshonneur des poètes (1945) : "La liberté est comme "un appel d'air", disait André Breton, et, pour remplir son rôle, cet appel d'air doit d'abord emporter tous les miasmes du passé [...]", en développant le propos - qu'en est-il de la poésie - dans un état des lieux approfondi de la question à l'heure actuelle (1988, réédition en 2011).

"On croirait même que cette mise en pièces du négatif participe d’un obscur projet de discréditer, par avance, chaque tentative de révolte qui s’élèverait, non contre telle ou telle iniquité, mais contre la totalité d’un monde si peu exaltant. D’un monde qui ne se contente pas d’aller à sa ruine puisqu’il exige qu’on y travaille. Et personne n’est censé échapper à cet effort de guerre pour la liquidation du sens. Toutes les entreprises individuelles sont même fortement encouragées pour l’écoulement d’une négativité qu’on se flatte de retrouver en doses homéopathiques dans les actuels modèles de comportement. Le seul fait que ce nouvel « empire de l’éphémère » soit, de toutes parts, reconnu pour être le meilleur des mondes, signifie clairement que la promotion spectaculaire de l’idée de culture comme la sponsorisation à outrance de ses réalisations les plus insignifiantes, ont atteint leur but : la vaccination en masse contre tout mouvement d’insoumission véritable qui, s’en prenant immanquablement à l’ordre des choses, en démasquerait la sinistre raison." […]

"Et c’est sans doute pourquoi j’écris comme on force une porte. Avec cette violence qu’on n’a pas fini de me reprocher. Ne ferais-je pas mieux, en effet, au lieu de déplorer une absence de poésie grandissante, de tenter d’y remédier ? En écrivant des poèmes, par exemple. Allons donc ! Voilà trop de temps qu’il n’est même plus question d’ajouter quoi que ce soit à ce qui s’écrit de prétendument poétique, quand c’est notre rapport au monde tout entier qui est en jeu, dès lors que le langage lui-même est menacé dans son pouvoir d’évocation, à mesure que les mots renvoient de moins en moins aux choses et que les images se substituent de plus en plus aux êtres. Et je voudrais bien savoir dans les miettes littéraires qui en résultent comment la subversion poétique trouverait à se nourrir. Son intérêt est même aujourd’hui de déserter au plus vite ce qui se confond de près ou de loin avec toute catégorie poétique reconnue comme telle. […]

Je ne crois pas inutile d’insister sur cette désertion intérieure de la poésie par la poésie, celle-ci ne laissant plus alors apparaître que la révolte qui l’habite. […] En fait, il ne s’agit que du refus sauvage de tout ce qui amoindrit et qui peut aussi bien venir de l’enfermement dans des conditions historiques précises que du seul geste de tel ou tel. C’est de cette violence dont je me réclame. Et oublierait-on qu’elle peut parfois prendre la forme d’un livre, que j’y trouverais une des moins déprimantes raisons d’écrire. Oui, j’écris par effraction, avec le seul souci que ma vie ne ressemble pas à ces vies qui se ressemblent et s’assemblent si bien, pour empêcher que quoi que ce soit vienne retarder leur enlisement progressif. Je n’ai même pas le choix pour éviter les sables mouvants, sur lesquels, par souci de sécurité évidemment, la plupart des hommes s’entêtent à fonder leur existence." […]

"C’est aujourd’hui à chacun d’en décider, de vouloir ou non retrouver ce que d’entre les mots, les gestes et les formes, il a consenti à abandonner à cette pauvre silhouette qui lui tient lieu d’identité mais devant laquelle il lui arrive, certains jours, d’avoir l’orgueil de ne pas se reconnaître. Entre cet homme et l’enfant qu’il n’a pas fini d’être, il y a ces douves redoublées de faux-fuyants, de restrictions mentales, de lâchetés silencieuses, il y a ces murailles du temps domestiqué gardées par la chiennerie des rôles, il y a tout cela qui les empêche, non pas de communiquer, mais seulement de se faire encore signe. Est-il dit qu’il faille attendre toute une vie pour que cet homme, devant la mort, commence alors à ressembler à cet enfant, à ce tout petit enfant qui a très peur ? Est-il dit que la peur doive être le seul lien de l’un à l’autre, cette peur de « l’animal pris au piège de l’innommable », là où « il n’y a […] aucune perfection, aucune unité […], là où le réel tue le symbolique définitivement » ?"

Un appel d’air qui recoupe évidemment bien d’autres textes d’Annie Le Brun formant une constellation : Perspective dépravée (1991, réédité en 2011), Qui vive (1991), Si rien avait une forme, ce serait cela (2010), jusqu’aux derniers en dates que ce soit La vitesse de l’ombre (2023), Un espace inobjectif (2019), Ceci tuera cela (2021)…

JeanneAymard
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le 27 août 2023

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