Amatka
7.4
Amatka

livre de Karin Tidbeck (2012)

Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/12/amatka-de-karin-tidbeck.html


Karin Tidbeck est une autrice suédoise dont nous ne savons pas grand-chose en France. Si elle livre essentiellement des nouvelles, dans un registre généralement qualifié de weird, elle a cependant écrit ce roman, Amatka, en suédois en 2012, avant de le traduire elle-même en anglais en 2017 (d’où cette étrange mention concernant la traduction, car la camarade luvan s’est référée aux deux versions).


Amatka, c’est une colonie – une des quatre qui demeurent (il y en avait cinq, on évite d’en parler). Où se trouve cette colonie ? À vrai dire, nous n’en savons rien. Ce pourrait être sur Terre – mais on en doute un peu. Les colons sont venus d’un « ancien monde », mais l’expression est ambiguë, qui pourrait avoir des implications temporelles comme spatiales, voire les deux à la fois. Je me figurais quelque portail... Quoi qu’il en soit, ce monde inconnu est hostile – surtout en ce qu’il est vide et froid. Les animaux n’ont pas suivi les colons, pour quelque raison que ce soit.


La société des pionniers est au diapason de cette menace froide et vide, lourde de connotations d’immobilisme et d’inéluctabilité. C’est un régime communiste dans lequel l’individu n’est d’aucun poids face aux intérêts supérieurs du collectif. Le Comité, qui dirige les pionniers, sait mieux qu’eux ce qui leur est profitable, et gère la vie des administrés dans une optique totalitaire. Tout dépend des choix du Comité, et implique un archivage qui aurait donné la nausée à un Joseph K. Les attributions et occupations de chacun sont décidées à sa place, l'habitat est nécessairement collectif, les enfants sont élevés en commun loin de leur parents, les loisirs sont obligatoires et ritualisés. La dissidence (qui est souvent simple curiosité ou vague malaise) est traquée et punie par la lobotomie (ce ne sont pas des barbares, ils ne tuent pas les opposants…), et l’autocritique est prisée, éventuellement dans des séances collectives nous ramenant aux meilleurs souvenirs de la Révolution Culturelle.


Ce qui convient très bien aux colons, qui n’ont de toute façon jamais rien connu d’autre. Et ne souhaitent rien connaître d’autre, pour l’essentiel. Le monde des pionniers est celui d’un conservatisme fainéant, par défaut, monolithique – le changement n’est pas une option, trop inconfortable, trop incertain. Il y en a, cependant, comme notre héroïne Vanja de Brilar Essre Deux, envoyée à Amatka pour réaliser une enquête sur les pratiques, besoins et attentes des colons en matière d’hygiène (un boulot sacrément excitant), il y en a donc qui, sans trop savoir comment ni pourquoi, développent bien malgré eux le sentiment que « ça ne va pas », que « quelque chose ne va pas ». Une pente fatale, comme de juste – mais la frustration de ces quasi-dissidents les amène cependant à prendre des risques pour identifier leurs « semblables ». Avec de fortes probabilités que tout cela s’achève par une froide et dépassionnée lobotomie, garantie nécessaire de la perpétuation des intérêts supérieur du collectif.


À première vue, Amatka pourrait être une énième dystopie, et, de fait, les références ouvertes à 1984, notamment, ne manquent pas – on est tenté aussi, à tort ou à raison, de supposer une parenté avec la compatriote Karin Boye et sa Kallocaïne, antérieure. Cependant, ce roman assez bref parvient en définitive à se singulariser en raison de son ambiance remarquable, où d’une certaine manière le vide est aussi palpable que le froid, et où le poids de l’immobilisme des colons pèse sur la cage thoracique du lecteur au point de l’étouffer. Mais il se distingue également en mêlant à son propos dystopique un élément plus… étrange, et qui en même temps dispose de sa propre charge de réflexion politique, avec des implications qu’à tout prendre on devrait qualifier de vertigineuses.


En effet, dans le monde des pionniers, la réalité même, au sens le plus strict, l’existence des choses, s’avère pour une raison ou une autre instable. Si on ne rappelle pas aux objets qu’ils existent, je suppose qu’on pourrait le dire ainsi, alors ces objets sont menacés et, à terme, disparaissent purement et simplement. C’est pourquoi, sur un stylo, on écrit « stylo ». Ce marquage est plus souvent encore verbal : quand on entre dans une pièce, on énumère ce qui s’y trouve. Chaise. Table. Assiette. Etc. Mais cela va au-delà des petits objets du quotidien : on marque tout autant les bâtiments. Et peut-être les colons, d’une certaine manière, avec leurs identités descriptives à rallonge ? Eux ne semblent pas voués à disparaître, à se décomposer en un substrat gris et informe – celui au fond des champignons qui constituent leur seule pitance (je salue le camarade Gromovar parlant de « mycommunisme »). La disparition des colons est autrement prosaïque, et navrante de banalité : la mort ou la lobotomie. Mais tous les objets autour d’eux doivent être marqués sous peine d’anéantissement.


Pourtant, cette hantise des colons, dont l’environnement même est ainsi éphémère quand tout leur fait priser la perpétuation immobiliste (la notion même de « conservatisme » prend un sens très concret dans les colonies), cette préoccupation permanente révèle en même temps qu’ils disposent d’un certain pouvoir. En nommant, ils perpétuent – mais cela a ses corollaires : le choix de ne pas nommer décide de la disparition ; et le fait de nommer autre chose, ou autrement… permettrait en définitive le changement. Si la science-fiction est bien, comme on a pu le dire (ici, éventuellement), affaire de réification des métaphores, Amatka en livre une illustration des plus pertinente. En outre, le roman de Karin Tidbeck pervertit peut-être ainsi son modèle orwellien ? La novlangue de 1984 est demeurée à ce jour l’exemple même de l’accaparement du langage par l’autorité, découlant de la prise de conscience de ce qu’il est par essence politique : contrôler le langage, c’est contrôler ceux qui l’emploient – doubleplusbon pour le Grand-Frère. C’est aussi, dans la perspective éventuellement de l’hypothèse de Sapir-Whorf (je vous renvoie à l’excellent Comment parler à un alien ? de Frédéric Landragin), affecter directement la manière de penser, ou l’intelligence, des locuteurs. Tout ceci ressort à sa manière du roman de Karin Tidbeck, mais, en « chosifiant » plus que jamais le langage, en poussant à l’extrême l’idée que nommer fait exister, et que ne pas nommer fait disparaître, elle exprime, même à mots cachés (si l’on ose dire), le potentiel subversif du langage.


Un potentiel qui, par ailleurs, dépasse le seul champ verbal : le marquage, encore une fois, passe aussi par l’écriture – un stylo est un stylo parce qu’on écrit « stylo » dessus. Que dire alors d'un livre ? L’acte même d’écrire participe de cette perspective presque ésotérique des « mots de pouvoir ». La poésie unit Vanja de Brilar Essre Deux et le bibliothécaire, comme un secret jalousement partagé – même cette poésie en apparence sous contrôle, qui, dans son idéologie industrielle, a quelque chose des plus navrantes réalisations façon « réalisme socialiste », et en tant que telle n’aurait pas déparé dans un roman d’Antoine Volodine ou de ses avatars post-exotiques (Maria Soudaïeva, au hasard). Pourtant, ce n’est là qu’une façade : la poétesse, derrière ses odes aux installations agricoles d’Amatka, pesait mieux que quiconque le pouvoir destructeur et créateur des mots – leur faculté toujours ouverte de subversion. Mieux que quiconque… Peut-être pas mieux que le Comité, certes, qui valorise toujours plus les seuls mots froids du marquage – le papier manque, le bon papier comme celui de champignon : les poèmes peuvent bien disparaître pour que se maintienne, dans une absurdité archivistique, un monde terne qui n’a pas d’autre raison d’être que la perpétuation fainéante et triste de son implacable médiocrité.


Amatka est à n’en pas douter une réussite, un roman qui offre bien plus qu’il n’y paraît de prime abord. Son ambiance parfaite car éprouvante, sa pertinente bizarrerie, en font bien plus qu’une énième dystopie. Si les personnages manquent parfois un peu de corps, et si l’autrice, en dernier ressort, en fait parfois un peu trop, parfois pas assez (notamment dans les toutes dernières pages), ce roman bref mais dense, bien servi par la traduction fluide et évocatrice de luvan, constitue une très bonne surprise, et une lecture à recommander chaudement – ou froidement, allez savoir.


Livre.

Nébal
8
Écrit par

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le 23 déc. 2018

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Nébal

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