Amande
6.5
Amande

livre de Sohn Won-Pyung (2021)

Je dois dire que je suis vraiment contente, en tant que libraire jeunesse, de recevoir sur notre rayon ado étranger ce roman venu de Corée du Sud. Nous en avons vraiment très peu. Comme ce roman m'a rendue émotive, j'ai prit le temps de décanter le tout avant de me lancer sur cette critique et ce fut une bonne décision, car en l'analysant plus à froid, certains éléments me semblent moins attrayants, au final.



Yunjae nous narre sa vie, de ses quatre ans à ses quinze ans. Il nous explique souffrir d'Alexithymie, que l'on peut définir selon deux axes: La difficultés à pouvoir communiquer ses sentiments à autrui et l' incapacité d’identifier ses sentiments et de pouvoir les distinguer de ses sensations corporelles [ Cairn; Psychoptropes, 2006]. Un déficit de l'affect qui peut être aussi bien lié à un traumatisme qu'une sous-croissance de "l'amande", qu'on appelle aussi "amygdale". Celle-ci joue plusieurs rôles, comme de reconnaître et identifier les émotions, mais aussi un rôle d'alerte et de reconnaissance du plaisir. Donc, en claire, les gens souffrant d'alexithymie ressent peu ou pas du tout leurs émotions, ont du mal à percevoir celles des autres, rêvent très peu, fantasme très peu et ont du mal à associer les éléments dangereux à la mémoire, donc ils peuvent se mettre en danger parce qu'aucunes peur n'est associé à un souvenir mémoriel. Le garçon va devoir apprendre à se repérer dans ce monde rempli de codes et de conventions basés sur les sentiments et émotions, avec l'aide de sa mère. Vivant ensuite avec sa grand-mère comme troisième membre de la famille, Yunjae nous livre quelques anecdotes et passages de son enfance, avant le drame qui va le faire se retrouver seul. Lorsqu'un inconnu instable mentalement assassine sauvagement sa grand-mère et sa mère, qui sombre dans un coma long de plusieurs mois, l'adolescent se retrouve à gérer seul la petite librairie usagée de sa mère. À l'école, il est la cible de commérages, même les plus cruels. Mais les choses pourraient changer quand il prend l'habitude d'aller voir son voisin de palier, Monsieur Shim, qui devient son tuteur officieux, ainsi qu'avec l'arrivé d'un nouveau à son école, qui a une réputation de gars violent.



L'autrice évoque, à la fin du roman, qu'elle souhaitait parler de l’interaction entre deux "monstres", un ayant trop peu d'émotions et l'autre trop, au contraire. L'idée en soi est intéressante et je ne cacherai pas le fait qu'une fois lancée dans le roman, je l'ai terminé en une lecture. Néanmoins, et c'est après y avoir réfléchit, je me demande si on peut dire que cette "amitié improbable" était saine. Et puis, je me suis aussi demandé s'il fallait impérativement avoir encore un personnage ultra-violent. On a souvent tendance, dans la littérature jeunesse, à traiter des héros masculins violents comme de pauvres petits enfants maltraités qui ne sont au final que le produit d'une société qui n'a pas suffisamment veillée sur eux. Sans banaliser le vécu de certains de nos ados, le hic que je vois dans ce genre de formule, c'est le fait de déresponsabiliser les comportements violents et même d'encourager à avoir pitié d'eux. C'est particulièrement notable dans les romances ados. Alors, je m’interroge, parce que je constate encore une fois qu'un personnage ado subit la violence physique, verbale et même psychologique d'un autre ado, qui ne sait pas gérer sa colère et cherche à entretenir une mentalité toxique du "plus fort" de la chaine alimentaire. Ici, le héro, en ayant cette particularité d'être émotionnellement restreint, ne souffre donc pas à proprement parler de la violence verbale ou psychologique - parce qu'il s'en moque. Cependant, il aura été tabassé à maintes reprises, que ce soit à coup de pied, à coup de poings ou en lui faisant des croche-pied. Ça rentre tout-à-fait dans l'intimidation et même les voie de faits. Mais pour une raison ou une autre, Yunjae cherche au contraire à s'en rapprocher. Même son de cloche du côté de Gon, ledit intimidateur. J'imagine qu'ils s'intriguaient mutuellement.



Petit focus sur le personnage de Gon: En bas âge, ses parents l'ont perdu dans un parc d'attraction. Sa mère sera décédée d'une maladie avant de pouvoir le revoir. D'ailleurs, quand le père de Gon le retrouve, il est si déçu par ce qu'il a trouvé qu'il demande a Yunjae de prendre sa place pour les ultimes retrouvailles entre le fils et la mère, avant que celle-ci ne meurt. Gon a des comportements puériles, agressifs et il semble chercher l'attention. Surtout, il canalise très mal sa colère. Il a des problèmes avec l'autorité, que ce soit son père ou les instances scolaires. Une petite graine de bandit, en somme. Cela dit, si on suit l'autrice, on comprendra que Gon est en réalité très sensible et réactif. Il ne prétend pas être autre chose que ce qu'il est. Ce qui peut être un peu rebutant toutefois, c'est que ce "je suis comme ça" ressemble beaucoup plus à une mauvaise excuse pour ne pas vouloir changer qu'un réel trait de personnalité ( les traits de personnalité n'étant pas, par définition, changeables). Personne, à moins de traumas ou d'éducation, ne nait violent. Ce n'est PAS un trait de personnalité. On a donc pas à accepter socialement la violence de ces gens. Mais bien sur, il importe de se montrer disponibles à ceux ( et celles) qui feront le choix de changer. Bref.



C'est là que je deviens mitigée. Pour être honnête, j'ai senti qu'on cherchait à excuser Gon et son exécrable façon d'être, excusée par ses antécédents, peu claires, en fait, si on ne compte pas le fait d'avoir été "perdu". "Soyez ouverts, cherchez à le comprendre", nous évoque t-on, entre les lignes. Encore une fois, je suis bien au fait que la bienveillance et l'ouverture d'esprit sont des éléments capitaux pour favoriser l'aide aux personnes en détresse psychologique. Néanmoins, on ne peut pas "vouloir plus" que la personne. Si elle ne veut pas s'aider, ce n'est pas aux autres de vouloir pour elle. Dans le roman, j'ai senti que c'était là l'enjeu: Sauver Gon de lui-même. Je n'adhère pas à cette logique, parce qu'elle implique le sacrifice d'une autre personne. Ici, c'est Yunjae. Je n'exagère pas du tout, la fin nous l'illustre de manière limpide:

[Masquer] Yunjae prend un coup de couteau à la place de Gon, qui s'est placé dans une situation périlleuse tout seul. Et manque d'en mourir. [/masquer]

"Amande" me rappelle le roman "Dear Evan Hanssen", mais pas dans le bon sens. Les deux romans mettent en scène deux garçons dont l'un profite de l'autre. Et tout comme ce roman, "Amande" a été un succès dans son pays. Mais je me demande si, au delà du message de tolérance et de s'ouvrir aux ados qui vivent avec une différence, nous n'avons pas tendance à oublier que cela ne doit pas se faire dans un contexte toxique ou au détriment d'une autre personne. Dans "Dear Evan" , on a un ado qui, après imbroglio, est considéré à tort comme un ami d'un gars qui s'est suicidé. Et comme cela semble faire du bien autant à Evan que la famille du défunt, ce dernier porte le mensonge de leur amitié à des sommets. En clair, Evan s'est bâtit un réseau social sur le dos d'un ado suicidé. Dans "Amande", Yunjae se découvre des émotions entre autre parce qu'il a été "l'ami" d'un gars violent, qui lui même l'utilise pour passer ses nerfs. Encore une fois, je ne veux pas banaliser le vécu de certains de nos ados qui deviennent violents en réaction à des carences affectives et des sévices quels qu'ils soient, mais prétendre qu'il fait les "sauver", c'est faire fausse route. "Accompagner", "soutenir", "être attentif", oui, mais pas tout faire à sa place et certainement pas s'il faut souffrir pour ce faire. En outre, on parle vraiment trop peu des innombrables autres ados laissés pour comptes du fait d'être différents. C'est, il me semble, toujours miser sur le même groupe, celui des gars violents qui sont ou frôlent la délinquance. Le plus difficilement 'secourable", qui plus est. De plus, pour en revenir au roman, je pense que la relation entre les deux ados n'avait pas forcément à passer par la violence physique comme moyen de rapprochement.



Ce rapport toxique va doucement s'amoindrir pour devenir une sorte de relation "amicale", où les deux ados se fréquentent seulement hors de l'école, surtout pour bavarder. Mais comme évoquer plus haut, Yunjae va tout de même se mettre en danger pour son "ami", alors je reste perplexe face à cette "amitié". Par contre, une relation que j'ai beaucoup aimée est celle de Yunjae avec le docteur Shim. On pourrait croire que c'est en grande partie à Gon que Yunjea se découvre des émotions, mais j'en doute, pour être franche. Gon est peut-être très sensible, son répertoire de borne à la "colère". Le reste du temps, il est juste insultant et fait dans la psycho-pop. C'est un personnage pas franchement sympathique. Mais le docteur Shim a réellement quelque chose à apporter à Yunjae et le fait de manière saine. Il est non seulement complètement ouvert d'esprit envers ce jeune en apparence froid et asocial, il est également patient, présent et réconfortant. Il vulgarise bien les concepts qui posent problème à Yunjae et il est altruiste. Il a réellement à cœur la sécurité et l'intégrité de l’adolescent, probablement en raison de son amitié pour la mère de celle-ci, mais il semble le faire de bon cœur. Si on doit quelque chose de la progression de sentiment de Yunjae, c'est surtout à lui qu'on le doit, je trouve.



J'ai également du mal avec la fin, expéditive et surtout, hollywoodienne. Était-ce nécessaire d'aller dans un tel extrême? Et je doute fortement que les émotions se construisent spontanément comme cela semble avoir été le cas à la fin, comme si elles étaient simplement qu'un œuf difficile à pondre. Je trouvait justement le concept du roman intéressant pour ça: l'idée que les émotions et leur identification pouvait être travaillés, que ce pouvait être de l'ordre de l'apprentissage, comme c,est souvent le cas pour les personnes autistes. Mais ici, ça me semblait tenir plutôt du miracle, ce qui est ma foi, fort peu crédible.



Pour les éléments positifs, je dirais que ça se lit tout seul. Il y a eu un énorme travail de la part de la traductrice du coréen vers l'anglais, qui se donne la peine de mettre les références coréennes en notes de bas de page et a fait prit grand soin de travailler les dialogues en fonction du bagage émotif de ses personnages. Ainsi, on sent le côté empirique et descriptif de Yunjae, pour qui les sentiments sont très abstraits, alors qu'on sent le ton vibrant et réactif de Gon. Là-dessus, il y a du beau travail. Découvrir le monde à travers le regard de Yunjae était en soi très intéressant. L'autrice y consacre beaucoup de temps, alors ne vous surprenez pas de trouver le début long. En même temps, cela nous permet d'apprécier la famille de Yunjae, la mère et la grand-mère, qui elles aussi étaient du genre colorés. Le simple fait de voir la maman travailler dur avec son fils pour qu'il s'adapte à son environnement social et physique était touchant. Ce l'était néanmoins un peu moins quand on comprend qu'elle craint surtout le jugement des autres. Sauf que, c'est là une crainte justifiée, dans un monde où les gens passent leur temps à juger autrui, c'est donc difficile de lui en vouloir. Au contraire, la grand-mère semblait croire que le petit garçon pouvait bien être lui-même et a accepté assez bien la différence de son petit-fils. Elles se complétaient bien, au fond. C'était une famille atypique vraiment rafraichissante.



En outre, je conçois que le roman se veut une porte de réflexion autours de la différence. Nous avons encore tendance à ne pas savoir apprécié la diversité. Je pense aux introvertis, encore très mal comprits, aux minorités sexuelles et ethniques, aux autistes, aux personnes atypiques, aux gens ayant des syndromes, aux Intellos, aux Hypersensibles, aux doués, aux artistes, etc. Je me dis d'ailleurs que le personnage de Gon aurait pu être simplement ça: un atypique, un hypersensible ou juste un gars plus ouverts que les autres, au lieu de nous représenter pour la énième fois un délinquant en construction, largement sur-représentés en littérature jeunesse comme "personnage qui fait pitié". Il me semble que le message aurait été plus adroit et plus révélateur s'il n'était pas une furie qui déteste tout le monde. L'extrême de l'émotion n'est pas forcément la colère ou la rage, ou ce besoin stupide de dominer les autres, et je m'agace que cette logique prédomine encore, surtout concernant les personnages masculins et spécialement les personnages masculins ayant une enfance difficile. En revanche, je conçois que ce sont les gens patients, attentifs et bienveillants ( comme M.Shim) qui font une différence chez les ados différents et qui vivent du rejet de par cette même différence.



Il y a un petit constat que j'aimerais formuler: L'idée que les émotions peuvent passer par les gestes. Je remarque que Yunjae, quand il a perdu sa grand-mère, et que sa mère est plongée dans le coma, a prit des décisions surprenantes pour un ado atteint d'Alexithymie. Il a continué à aller voir sa mère, a prendre soin d'elle dans ses soins corporels, même légers. Il a chercher à tenir la librairie d'occasion. Il a chercher à développer ses aptitudes sociales. Ça n'a rien d'anodin, même Gon semblait incapable de penser aux autres, mais Yunjae, dans ses comportements et actions, avaient, me semble-t-il, plus d'humanité que son "ami". Et contrairement à Gon, il était en meilleure posture pour "changer", dans le sens "d'évoluer". Peut-être était-ce par convention ou par apprentissage. Mais ne sommes pas aussi le produit de nos actions que celui de nos pensées? Prendre soin de sa mère n'était-il donc pas une preuve d’affection et d'attachement?

Ah, oui et il y a une sorte de "premier amour" aussi, dans ce roman, mais là encore, ça me fait soupirer, car, évidement, on a un béguin typique des romans américains: Le GROS béguin. Il aurait sans doute été plus cohérent d'avoir un béguin tout doux, progressif et moins intense pour un personnage comme Yunjae, mais on a un gros crush assez basique ici. Quoique je dis "basique", je reste fermement convaincu que toutes les personnes ne s'empêche pas de dormir, manger, penser et vivre juste parce qu'ils ont un "béguin". Bon point pour la traductrice: elle a mit le mot "béguin" et non "amour". Il y a tout-de-même une sacrée différence entre un gros coup-de-foudre pas franchement rationnel et censé et un amour sincère et profond. Et cette "première" fois émotionnelle arrive aussi de manière expéditive à la fin du roman.



Enfin, il faut préciser que ce roman étant coréen, il tient compte de certaines spécificités du pays et de sa culture. Je pense au concept "d'adolescence" en Corée. On a assez bien établit en Amérique du nord et en Europe en général que les 14 ans et plus sont des "ados". Ils sont donc responsables de leurs actes et sont traités différemment des enfants sur le plan social et même scolaire. Ici, je constate que les "ados" coréens ne semblent pas être considérés comme chez nous. Ils sont appelés "enfants" et sont traités comme tels à l'école. Un peu comme chez les japonais, qui semblent eux aussi n'avoir que trois groupes: enfants, adultes et aînés. Gon et Yunjae ont pourtant 15 ans.



Donc, un roman qui a sa pertinence, mais qui aurait vraiment gagné à ne pas tomber dans le pattern quasi chronique du "sauver le bad-boy de lui-même parce qu'il refuse de faire l'effort de s'aider". Les auteurs et autrices américaines adorent ce genre de concept, mais je constate qu'il est populaire même en Asie. On aurait peut-être eu un meilleur équilibre si le début était moins long et la fin moins "fourre-tout". Reste que c'est génial d'avoir un roman qui a la saveur de la Corée, avec ses références, ses valeurs sociales. Et contre toute attente, il y a même eu des passages comiques, car sans s'en rendre compte , Yunjae porte un regard critique parfois sur les rapports entre personnes. Un avis mitigé, en somme.



Oh, et prenez le temps de lire les notes de l'autrice et de la traductrice, elles sont intéressantes.


Pour un lectorat Jeune Adulte, 17 ans+.


**Pour les profs et les bibliothécaires, ont a la présence de termes injurieux et de plusieurs scènes violentes.

Shaynning

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