Il y a les livres qu'on ne lit pas pour de très jolies raisons et les livres qu'on lit pour de bien mauvaises raisons.
J'ai connu, il y a longtemps maintenant, une "Ada", simple pseudonyme. Venait-il de là ? Après lecture, il lui allait bien... cette évanescence impalpable, cette pâle maigreur, cette intelligence presque indécente.
« —Je n'ai pas pu finir ce roman... Beaucoup trop prétentieux.
— Prétentieux mais vrai. J'y retrouve, exactement décrit, mon sentiment de l'existence... un fragment, une traînée de couleur. Viens, voyageons ensemble. Partons pour un pays lointain où nous trouverons des fresques et des fontaines. Pourquoi ne pourrions-nous pas aller dans quelque pays lointain où il y a des vieilles fontaines ? En bateau ? En sleeping ? »
Ces livres donc que l'on lit, si ce n'est à reculons, pour de bien bien mauvaises raisons. Il y a ceux que l'on garde précieusement, farouchement, au fond d'une boite glissée sous le lit, souvent trop longtemps et les mines sur lesquelles on marche sans y faire gaffe. Des livres que dans une AntiTerra arcadienne, sous les chaleurs édeniques d'Ardis, l'on n'aurait pas eu à lire. Mais le monde est bien mal fait et il faut s'y faire mal gré bon gré. Alors que l'on s'y attendait pas vraiment (Il faut voir, c'est parfois des années de désert, sans baguette de sourcier. Caduque ! Eunuque !), ça nous explose à la tronche, ça nous étale la pomme, pif paf pouf, facehuger ! Ca nous ressort ensuite par les tripes. Quand bien même ça prendrait 6 mois, quand bien même commencé en pleine canicule aux pages pégueuses. Finement étalé pour rester le plus longtemps possible dans cette Arcadie, calibré pour que ça soit le dernier. Et 6 autres mois pour pouvoir lire un autre livre du même acabit. Si tant est qu'on le trouve cet acabit, glissé ou non sous le lit.
Jeux de transparences, de corridors borgésiens, osbergiens plutôt, de reflets de flammes d'incendies nocturnes sur les vitres de châteaux baroques, de déformations au coin du verre mal soufflé, des orchidées vénéneuses et des insectes inventés à dos de camarde, de visions abstraites parjurantes qui ondulent à travers l'ambre, jaunies, noircies, ou autres diaprures parturientes, d'appels au plus profond du passé, commun ou singulier, et de ce dédain pas relativiste pour un sou, (quel dommage que la physique élémentaire le contredise) du futur.
« Si je savais écrire, continua Démon d'un ton rêveur, je montrerais — beaucoup trop longuement, sans doute — avec quelle passion, quelle incandescence, et de quelle manière incestueuse... c'est le mot... la science et l'art se marient dans un chardon, une grive, un insecte de ce bosquet ducal. Ada épouse un sportif, un terrien, mais son esprit à elle est musée clos; elle et la chère Lucette ont un jour attiré mon attention par une coïncidence cauchemardesque, sur certains détails de cet autre triptyque, ce formidable jardin de délices bouffonnes peint vers 1500, et nommément sur les papillons qu'on y voit ; un Myrtil femelle au centre du volet droit, et une Petite Tortue sur le volet central, placée là comme si elle était posée sur une fleur... note le "comme si", car nous avons ici un exemple de savoir précis, celui de ces deux admirables petites filles qui disent qu'on voit en fait le mauvais côté de l'insecte, car, comme on nous le montre de profil, c'est le dessous que l'on devrait voir ; mais de toute évidence Bosch a trouvé une ou deux ailes de ce papillon au milieu d'une toile d'araignée dans le coin de l'encadrement de sa fenêtre et il nous en montre le côté supérieur plus joli, peignant ainsi un insecte plié à rebours. »
Boje Moï ! Des Clip ! crap ! des Bang ! des Vlop et des Zip ! Shebam ! Pow ! Blop ! Wiiiiiiz... Et que ça pétille, que c'est bariolé, que ça va chercher dans l'excès et la bigarrure outrée. Regarde les Harlequins ! C'est une émission d'Apostrophe devenue célèbre. Ca porte sur les nerfs et ça en devient franchement insupportable passé quelques pages mais l'on continue encore et encore. (pour ces biens mauvaises raisons, et aussi cet horizon. D'accord, d'accord.)
C'est sans doute la fameuse synesthésie de Nabokov, son audition colorée (« Du fait qu'il existe une subtile interaction entre le son et la forme, je vois q comme plus brun que k, cependant que s n'est pas le bleu clair de c, mais un curieux mélange d'azure et de nacre.»), qui le pousse à un tel style baroque, élégiaque et orgiaque, précieux certainement, irisé, fallacieux même, tout entier tissé, tricoté, tatoué de jeux de mots, de calembours étendus sur a minima trois langues, de bons et de rebonds, de supplices de l'imagination, de références tordues, d'humour mal venu, de cynisme féroce, d'allusions anamorphosées au-delà même de la compréhension sans jamais pourtant céder aux affres du flux de conchiance ou du lyrisme ; certaines phrases, non certains chapitres, semblent se déployer seulement sur le coin d'une anaphore d'un petit calembour guynesso-babélite, d'un toponyme vicié. Chaque page, chaque ligne appelle les notes d'un véritable et laborieux, bien trop sérieux, sûrement peu voulu, exégète (car bien sûr celles de l'anagramme Vivian Darkbloom font partie du petit jeu.)
Récapitulons.
Physiologiquement, le sens du Temps est sens de continuel devenir, et si le « devenir » a une voix, il se pourrait que cette dernière soit, assez naturellement, une vibration soutenue ; mais, pour l'amour de Dieu, ne confondons pas le Temps avec les Tintements d'oreille, et le murmure de conque de la durée avec les pulsations de notre sang. Philosophiquement, d'autre part, le Temps n'est que genèse du souvenir. La vie de chaque individu comporte, du berceau à la tombe, l'élaboration et la consolidation progressives de l'échine dorsale de la conscience, qui est le Temps des forts. «être» veut dire savoir que l'on «a été». "Ne pas être" implique la seule "nouvelle" espèce de (faux) temps : le futur. Je l'écarte. La vie, l'amour, les librairies ne possèdent pas de futur.
Rien ne fait sens là-dedans, dans ce simili-roman, tant la "psychologie" des "personnages", tandis qu'ils agonisent, très limitée, tout à fait bancale, bien peu cohérente, que la physique très vaguement contre-teslaienne de cette étrange uchronie d'Another Earth, de Divine comédie.
Et de toute façon, ça ne raconte rien ! Strictement rien ! Nada ! Que pouic ! Van s'excite sur Ada, souvent tout seul et voila ! [en français dans le texte. NdT] C'est pour ça qu'Ada semble si étrangère, égoïste, agaçante dans le reflet déformé par l'ambre et la Lucette si familière, humaine car ne pouvant rien contenir et, après près de 700 pages, ce Van Veen si insupportable. Nabokov se joue du roman naturaliste XIXe siècle avec ses caravanes d'explications de psychologie de comptoir, se défait de Chateaubriand (Chateau-bryant-Chateau-brillant. Bravo Vlad !), de Maupassant et se moque de la science-fiction de l'Âge d'Or alors en plein boom. Asimov ? Bradbury ? Qui avait-il en tête ? Et pour ça qu'en fin de compte, à rebours, achève d'ores et déjà le proto-postmodernisme des "romans-monde" qui s'étalera de partout.
« Les mâles de la mouche de feu, plus semblables à des étoiles filantes qu'à des insectes ailés, apparurent dans les premières nuits chaudes et noires, un par un, ici et là, puis en essaims de fantômes lumineux, et Van les regardait avec la même crainte mystérieuse, le même effroi solennel et ravi qu'il avait éprouvés un soir de son enfance, perdu dans le crépuscule, au fond d'une allée de cyprès, dans un jardin d'hôtel en Italie ; il s'était imaginé voir des sylphes dorés ou les errantes chimères de l'âme du jardin... ils volaient doucement dans la nuit silencieuse, se croisant et se recroisant dans l'ombre autour de lui et, toutes les quatre ou cinq secondes, chacun d'eux jetait un éclair d'un jaune pâle qui le signalait par son rythme spécifique (rythme tout différent de celui d'une espèce parente qui, selon Ada, volait de conserve avec Photinus ladorensis à Lougano et à Louga) à la femelle habitante des herbes ; celle-ci, après s'être accordé un instant de réflexion pour vérifier le type du code lumineux employé par le mâle, lui répondait par une pulsation phosphorique. »