À la ligne
8.1
À la ligne

livre de Joseph Ponthus (2019)

"NOS GENS SONT UN PEU COMME UNE LIGNE DE FUITE" A LA LIGNE - FEUILLETS D'USINE. JOSEPH PONTHUS

A la ligne


Feuillets d’usine


Joseph Ponthus


« La vie est une tartine de merde dont on mange une bouchée tous les jours


Philosophait ma grand-mère »


J’aime bien


J’aime bien parce que c’est sec, c’est direct, pas de mots en trop qui ne veulent rien dire ou qui ne servent à rien. C’est cynique, c’est vrai ou c’est faux, ça dépend de vous, mais pour l’auteur, ça a le mérite d’être dit.


C’est ce que fait Joseph Ponthus tout le long de son livre, il dit.


Il dit quoi ?


Il dit sa vie : après avoir fait une prépa littéraire à Reims, il est devenu éducateur spécialisé, a réalisé un projet d’écriture et a tout plaqué pour aller vivre avec sa femme en Bretagne. Tout ce que je viens de dire, c’est ce qu’on sait avant d’ouvrir le livre, en lisant la quatrième de couverture. Ce n’est pas le sujet du livre.


Il a tout plaqué, il est allé à pôle emploi et il s’est fait embaucher dans une usine d’agroalimentaire.


Ça c’est ce que dit le livre.


Les premières pages commencent ainsi


« En rentrant à l’usine


Bien sûr j’imaginais


L’odeur


Le froid


Le transport de charges lourdes


La pénibilité


Les conditions de travail


La chaîne


L’esclavage moderne


Je n’y allais pas pour faire un reportage


Encore moins préparer la révolution


Non


L’usine c’est pour les sous


Un boulot alimentaire


Comme on dit


Parce que mon épouse en a marre de me voir traîner dans le canapé en attente d’une embauche
dans mon secteur


Alors c’est


L’agroalimentaire


L’agro


Comme ils disent


Une usine bretonne de production et de transformation et de cuisson et de tout ça de poissons et de crevettes


Je n’y vais pas pour écrire


Mais pour les sous


A l’agence d’intérim on me demande quand je peux commencer


Je sors ma vanne habituelle littéraire et convenue


« Eh bien demain dès l’aube à l’heure où blanchit la campagne »


Pris au mot j’embauche le lendemain à six heures du matin »


Joseph Ponthus, c’est comme ça qu’il dit.


Avec sa prose.


Le titre du roman est A la ligne.


Il n’y a pas de ponctuation, que des retours à la ligne.


Comme son travail, tous alignés, tous pareils.


Ce livre n’a pas d’action, pas de retournement, pas d’escalade des tensions, c’est une ligne droite.


Mais il n’empêche que c’est une ligne qui s’enfonce.


Parce que Joseph est pris dans l’engrenage, il est peut-être qu’un boulon, mais sans lui, ça ne tourne pas, sans lui il manque un pion.


N’empêche, « il faut que la production continue », une phrase récurrente du roman.


Au départ il emballe des bulots et des crevettes et puis finalement, il se retrouve à faire tourner un abattoir.


Parce qu’il faut se remplir les poches.


Cette citation d’Apollinaire ouvre le livre :


« C’est fantastique tout ce qu’on peut supporter »


La littérature, les auteurs sont ceux qui aident Joseph à prendre du recul sur ce qu’il fait, à avoir autre chose dans la tête que l’usine tous les matins ou toutes les nuits.


Ce contraste d’un homme cultivé qui fait des références à Victor Hugo dans les bureaux de pôle emploi rend le livre plus agréable à lire :


« et même si nous ne sommes que mercredi et que


L’enfer sera sans doute ce nouveau samedi travaillé


L’usine serait ma méditerranée sur laquelle je trace


Les routes périlleuses de mon Odyssée


Les crevettes mes cyclopes


La panne du tapis une simple tempête de plus


Il faut que la production continue


Rêvant d’Ithaque


Nonobstant la merde »


Sa vie est toujours pareille, linéaire, il n’a que lui-même et sa femme qui dort et son chien Pokpok


Y'en a marre :


« Un lundi qui commence comme une merde


Un lundi qui commence comme une semaine


Un lundi de merde qui commence la semaine »


Puis plus loin :


« Si je n’avais pas la frousse de perdre ce satané boulot


Si j’avais les couilles d’un lanceur d’alerte


Si la jeunesse savait


Si la vieillesse pouvait


Si moi qui ne suis plus jeune ni vieux savais et pouvais


Bordel le bordel que je foutrais dans ce satané abattoir »


Joseph sait, il est conscient de ce qu’il fait, il se rend compte peu à peu de ce qu’il est, de ses réactions


« Je ne veux pas perdre mon taf à cause d’un connard alcoolique incompétent et mythomane


Je crève d’envie d’aller voir le chef et de lui dire discret


« Eh tu dis pas que c’est moi mais tu sais Machin »


[…]


L’énervement de la journée passé


Je me retourne sur ma carrière avant l’usine


Combien de collègues ont couvert mes incompétences mes ivresses ou mes côtés insupportables


Sans jamais s’en vanter


Sans jamais rien en dire


Sans en référer au chef


Combien de collègues ai-je pu énerver


A juste titre


Par mon arrogance ma fainéantise ma nullitude


Ou par ce reste que je ne saurai jamais


Puisqu’ils n’ont jamais rien dit


Pourquoi lui m’énerve-t-il autant quand d’autres non pourtant tout aussi cons


Reproche n’étant que projection


Ce collègue ne peut être que moi


Je le crains


Une image de mon côté obscur


J’en suis persuadé


Pour le dire autrement


Tant il est vrai que l’affirmait ce bon vieux La Bruyère


« Ceux qui sans nous connaître assez, pensent mal de nous ne nous font pas de tort : ce n’est pas
nous qu’ils attaquent, c’est le fantôme de leur imagination. »


Il n’empêche qu’aujourd’hui


Il a encore gratté des clopes »


Une ligne qui s’enfonce pour Joseph mais il arrive à encaisser la descente.


Il se rend compte qu’il y a toujours pire, que lui, pire, que ce qu’il fait. Finalement, il se retrouve là où il pensait être le pire boulot, il finit à l’abattoir.


Mais


En fait


Ça pouvait être pire.


D’autres hommes dans les vestiaires font un taf encore plus ingrat.


Comme lui ils font leur taf, ce qu’on leur donne.


Il ne vaut mieux pas réfléchir.


Et puis il rentre chez lui et mange avec son chien des knackis. Oui, probablement qu’elles viennent du même type d’abattoir.


Tant pis, il ne vaut mieux pas réfléchir.


Vous pouvez vous en rendre compte, ce n’est pas d’une vie très joyeuse dont je vous parle, mais on s’aperçoit aussi à la lecture, que ce qui reste, ce à quoi on s’accroche quand on galère, c’est notre entourage, un chien qui mange des knackis ou une épouse qui dort.


Nos gens sont un peu comme une ligne de fuite.

PruneBertrand
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Créée

le 6 avr. 2020

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Prune Bertrand

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