La chrysalide n’a pas le choix, le papillon,si.

 Soledad est une collégienne de douze ans, pas encore tout à fait une jeune fille. La solitude que suggère son prénom, elle la ressent chaque jour, et plus que jamais ce matin-là, dans le car scolaire qui emmène sa classe en excursion vers un curieux ermitage près de Madrid. Personne ne semble la remarquer, tellement transparente que même la surveillante chargée de vérifier la présence des élèves ne la compte pas vraiment dans le nombre. Si cette non-existence plonge Soledad dans le désarroi, elle n’a pas que des inconvénients  pour cette gamine au caractère bien trempé : plutôt que de suivre docilement le rang au cours de la visite, elle emprunte un escalier en colimaçon qui, au bout d’une interminable descente, la mène à une porte derrière laquelle, dans une pièce exiguë, est réunie une confrérie occulte. Quatre personnages, quatre conteurs et conteuses à l’allure et l’accoutrement des plus étranges l’accueillent avec un mélange de curiosité et de froideur. A moins, qu’au fond, elle n’ait été attendue là de toute éternité, qui peut le dire ? Qu’importe, ce qui est sûr en revanche, c’est que, dès la porte franchie, aucun retour en arrière ne sera plus possible.



 Il est des labyrinthes dans lesquels il est dangereux de s’égarer. Et pour nombre d’entre nous, les pires sont certainement ceux au bout desquels on se découvre soi-même, dépouillé des artifices et des fragiles barrières derrière lesquelles notre moi conscient entend contenir l’innommable qui, en nous, nous terrifie. Qui es-tu vraiment, semble demander notre double de l’autre côté du miroir. A cette impérative question, certains évitent de répondre, préférant garder cet uniforme qui, depuis l’enfance, les invite à se fondre dans le conformisme ambiant, craignant de se dévoiler à eux-mêmes.  D’autres, comme Soledad, se risquent à accomplir ce parcours initiatique, cette descente au plus profond de soi, jusqu’à cette minuscule pièce où, si nous l’osons, nous irons affronter nos terreurs les plus viscérales, nos refoulements les plus secrets. Pour l’accompagner dans cette épreuve, les quatre conteurs se succèdent, pas nécessairement bienveillants envers l’enfant qu’elle est encore, enchaînant des histoires qui dès le début s’avèrent étranges, angoissantes, voire carrément dérangeantes. À chaque fois qu’un nouveau conteur se met à parler, Soledad est invitée à ouvrir une boite qui, comme les poupées russes, en contient de plus petites, de plus secrètes. Fait surprenant, l’adolescente semble éprouver plus de curiosité que de crainte à l’écoute de ces récits pourtant profondément perturbants, tant ils touchent parfois à des tabous ultimes.



Peut-être est-ce ce profond malaise, mêlé à une intense fascination, qui explique les notes plus que mitigées des quelques lecteurs sur le site. Rarement ces derniers temps je n’avais éprouvé quant à moi une telle attirance pour un roman, ni ce plaisir presque cannibale à le dévorer d’une traite tout en anticipant avec regret le moment où je devrais le quitter. Sans rien dévoiler du contenu de ces histoires, je me bornerai à préciser que le Mal est à l’œuvre dans chacune d’elle, quel que soit le déguisement dont il s’affuble et que rien de ce qu’il engendre ne sera caché. C’est à tort cependant qu’on verrait derrière ces récits une quelconque volonté de pervertir une petite fille innocente. Ou alors, il faudrait supprimer des bibliothèques enfantines la plupart des livres de contes, pleins de bambins dévorés, de marâtres assassines, de jeunes filles abusées, de pères incestueux, de sorcières jeteuses de sort volant vers d’infâmes sabbats. 



Les rites de passage qui accompagnent la fin de l’enfance ne sont pas toujours dénués de cruauté et ceux auxquels se soumet Soledad ne sont pas pires que d’autres. Après tout, la chrysalide n’a pas d’autre choix que de se dépouiller de son cocon douillet pour devenir papillon. Invitée au terme de son initiation à raconter elle-même une histoire, Soledad prouvera magnifiquement qu’elle est prête à affronter un monde fait de désirs et de dangers, désormais libre de déployer ses ailes, d’aller où veut, et de conter à son tour ce qu’elle veut. A une époque où l’on est si facilement perturbé (d’aucuns diront même offensé) par tout ce qui sort de sa zone de confort, je suppose qu’il serait de bon ton que j’utilise quelques précautions oratoires au moment de recommander chaudement la lecture de ces contes. Bien entendu, je n’en ferai rien : qu’elles vous fascinent ou qu’elles vous perturbent, ces histoires ne vous laisseront pas indifférents et vous pourriez même vous piquer au jeu de deviner le sens caché qu’elles véhiculent. Allez donc, laissez-vous tenter! 

No_Hell
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le 15 nov. 2023

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No_Hell

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