Première incursion chez Dickens avec ces Temps difficiles, dont l’action a lieu pendant la révolution industrielle en Angleterre. Avec l’idée que je me faisais a priori de son œuvre, et la quatrième de couverture présentant ce roman comme “le plus engagé” de l’auteur, je m’attendais par réflexe à quelque chose de plus zolien, de plus sordide peut-être, à un style plus épais et à davantage de matière.


Le traitement des personnages, qui m’apparaissait relativement fantaisiste, m’a d’abord laissée un peu perplexe. J’avais l’impression d’une improbabilité et d’un manque d’éléments, de les voir trop maladroitement ou furtivement bâtis pour que je puisse y trouver plus d'intérêt.

La mise en accusation de la philosophie et des procédés des industriels et des politiques, de même que l’observation des limites dans l’union des ouvriers, se font de manière assez dynamique, souvent sarcastique, et cependant un peu grossière, ai-je trouvé.


Aussi, pendant une bonne partie de ma lecture, je n’arrivais pas à savoir comment prendre cette peinture-là, ce ton-là, avec l’impression qu’il y en avait à la fois trop et pas assez, d’autant que la mise en place de l’intrigue générale me semblait d’abord un peu décousue.


Mais peu à peu, en percevant ce qui se noue, en mesurant l'ampleur du drame personnel d'Unetelle et d'Untel, en découvrant la noirceur de certains individus, j’ai davantage pris goût à ma lecture.

Ce qui a notamment retenu mon attention, c’est que Dickens se penche également sur les effets plus insidieux de l’esprit de l'époque sur la sensibilité, la mentalité et la destinée des êtres. En fait, les conditions de vie des ouvriers en ce début de révolution industrielle forment moins la matière principale que la manière dont certaine philosophie dominante va flétrir les esprits et les âmes, notamment – et c'est le véritable fil rouge – dans la mise en avant, ici surtout à travers le parcours des enfants Gradgrind, des conséquences d’une éducation asséchée, toute pragmatique et rationnelle, qui refuse d’accorder leur place aux plaisirs de la fantaisie et stérilise l'imaginaire. On en verra les effets malheureux et dramatiques, des “Semailles” à la “Moisson” puis à l’”Engrangement”, titres des trois grandes parties de l'œuvre qui évoquent l’idée d’une fatalité, au cœur d’une progression “naturelle” contrariée par la modernité. Cela forme finalement un petit plaidoyer pour le feu de l’imagination et pour la liberté laissée à la curiosité et aux sentiments.


Au fur et à mesure, j’ai mieux saisi la situation des personnages et la réalité de leurs rapports dans cette mécanique du profit qui laisse entrevoir, passées les apparences de plaisanterie, des comportements très sombres. L’esquisse de certaines figures pourtant au premier plan paraît alors en signifier mieux la rudesse, l’asphyxie, la pétrification des caractères pour le meilleur et pour le pire. Au dénouement de l’affaire, s’il y a une prise de conscience de la part de l’un, du bonheur à venir pour une autre, et des revirements mérités, la plupart des personnages demeurent victimes, soumis à leur sort ou perdus, piégés dans un féroce instinct de profit, de manipulation. Il y a des sacrifiés. A la fin, chacun se voit d’une façon ou d’une autre confronté à un drame personnel sans retour, tout au moins à un échec. On ne sort pas aussi facilement de sa condition, de son conditionnement, et tout semble dire qu’il ne faut pas attendre d’éclaircissement prompt à l’”embrouillamini”. C’est un monde sans miracle dans lequel les rédemptions sont tardives ou inexistantes.


Par ailleurs, j’ai fini par apprécier le tracé des personnages. L’œuvre m’a semblé certes très peu visuelle – peu sensuelle – dans son ensemble, et j’en ai retiré peu de “scènes” très définies, qui proposent un tableau prégnant – la narration étant plutôt dynamique, filante – mais j'ai eu rapidement l'impression d'une succession de croquis, de vignettes où dans un décor minimaliste les silhouettes simplifiées agissent avec de grandes exclamations ou des postures très accusées, comiques ou dramatiques.


Un humour en surplomb, disséminé, traverse l'œuvre comme des étincelles la fumée, présent dans les réflexions sarcastiques que le narrateur apporte mais qui se joue aussi dans le ridicule et le grotesque cristallisés autour de certains personnages, notamment le duo Mr Bounderby - Mrs Sparsit.


Ma lecture débutait donc plutôt laborieusement mais ce roman a fini par me toucher. Sous une certaine simplicité, une certaine binarité à peine nuancée entre la mentalité bourgeoise et le monde ouvrier comme celui du spectacle, symbole des dérives de l’imagination et de l’oisiveté, il évoque la pauvreté des enfances asséchées, les ruelles de principes rigides où l’on chemine sans espoir et la suie qui se dépose sur les cœurs. Moins austère ou ardu que le Zola auquel je m’attendais, je n'y ai pas trouvé de description façon catalogue ou appuyant longuement sur la misère et son contraste avec la richesse. La manière de présenter les choses est plus aérée, ce qui peut créer un effet moins "sérieux" que prévu au début, sans toutefois manquer de mordant ni de pessimisme.

C'est une œuvre qui m'aura paru à la fois secondaire et étrangement dramatique, comme une esquisse où l'espoir lutte difficilement, où la douceur des uns doit faire avec la noirceur des autres et le poids destructeur des idéologies et des idées reçues. A l’issue de cette découverte de Dickens, je m’en retourne avec une idée un peu vague et partagée de son style global et l’envie de découvrir d'autres de ses œuvres.


7-8/10

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le 19 oct. 2023

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