Qu'il a vieilli, ce livre ! D'aucuns le taxeront de concentrer toutes les critiques habituelles, et aujourd'hui anachroniques, de la France vis-à-vis de l'American Way of Life... Et pourtant, ce n'est pas exactement ça, et sa place dans les anthologies de la littérature au XXe s. n'est pas usurpée.

Avant de nous attaquer au contenu, occupons-nous de la langue : elle est fort belle, et de nombreux passages sont de véritables morceaux de bravoure, destinés à figurer dans des anthologies. Accumulation, vocabulaire choisi, dialogues vivants et multiples figures littéraires sont là pour attester que Duhamel n'a pas eu son fauteuil d'immortel dans une pochette-surprise. C'est une langue délibérément choisie et soucieuse de tradition que l'auteur choisit pour décrire cette vie moderne, comme pour en exorciser les aspects les plus aggressifs - je pense aux choix de mots comme "orphéon" ou d'adjectif comme "térébrante".

Pour ce qui est du contenu, il s'agit de choses vues, et des réflexions qu'elles inspirent. Mais à la différence d'un Daninos, Duhamel ne s'attache pas à dégager le génie du peuple américain. C'est ce qui peut rendre son livre décevant. Mais non, ce n'est pas le major Thompson aux Etats-Unis.

Car la thèse principal de Duhamel est que les Etats-Unis de Hoover sont le laboratoire de la nouvelle société scientiste qui contaminera inévitablement le reste du monde. Ce sont donc les changements du progrès technique sur le comportement humain qui l'intéresse, et seulement dans un deuxième temps les contradictions de la société américaine.

Le livre est divisé en 15 courts chapitres d'une vingtaine de pages chacun.

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- "A bord du monde futur" décrit l'arrivée aux Etats-Unis, la désinfection maniaque et l'examen médical poussé des passagers.

- "Entretien avec Parker Pitkin sur les conquêtes de la science" est une discussion sur l'hygiène dans le prolongement du chapitre précédent.

- "Intermède cinématographique" est un morceau remarquable, qui s'emploie à dénier au cinéma tout statut d'art, et qui montre avec horreur la passivité du public hypnotisé et le dégoût de Duhamel pour le remploi des grands airs de la musique classique, assujettis à des situations grossières.

- "Petit dialogue sur le sentiment de la liberté" est une nouvelle discussion avec Pitkin, au cours de laquelle Duhamel défend l'anticonformisme.

- "Alcools ou querelle sur les attributions de l'Etat" est une discussion sur la prohibition.

- "Automobile ou les lois de la jungle", sur le royaume des highways, qui annulent l'idée de campagne.Joli portraît d'Américaine au volant, sur le nombre absurde d'accidents de la route.

- "Paysages ou l'impuissance du peintre", sur les villes sans cesse en métamorphose, la fausse féérie des buildings.

- "Royaume de la mort" raconte une visite dans les abattoirs de Chicago, et la première rencontre avec le fordisme. Jolie vanne sur le cri des bêtes, seule chose que l'on n'arrive pas à rentabiliser.

- "Gaiety", sur les clubs, attendu que les appartements américains sont trop étroits. Réceptions hypocrites.

- "Feux d'artifice ou les extravagances de la publicité", sur les immences panneaux publicitaires clignotants, sur le caractère artificiel et abrutissant de la publicité.

- "La séparation des races". Duhamel ne descend pas en flèche le racisme, il essaie de comprendre les raisons de la séparation Noirs/Blancs. Le chapitre se finit hélas sur un sophisme révoltant : la ségrégation, comme échec du rêve américain, y apporterait une forme de beauté. Oui, j'ai relu et c'est bien ce que je crois avoir compris.

- "Le nouveau temple" n'aborde pas la question religieuse, mais celle du sport, et notamment du football américain.

- "Assurances ou la loi des compensations" est une nouvelle discussion, dans un train, avec un homme d'affaires spécialisé dans les sommiers métalliques. Encore une dénonciation de l'uniformisation au nom de la simplicité, de la froide reproduction technique.

- "Echos et petits tableaux du monde futur". Séries de visions de la ville future. Des sosies d'hommes célèbres dans des situations modestes. Un fast-food glaçant. Des toilettes sans porte (tiens, les mêmes que celles que visite Bardamu ?). Des intérieurs sans âmes.

- "Méditation sur la cathédrale du commerce". Comparaison entre les hommes et les insectes. Visions de pauvres ("J'ai vu, dans la belle New-York, autant de mendiants qu'à Moscou"). Paradoxe d'une morale de l'effort et de l'ingéniosité visant à tout simplifier, pour s'économiser le moindre geste. Méditation finale sur la notion de civilisation. La civilisation scientiste qui se diffuse depuis l'Amérique est une déviation par rapport à l'idéal des Lumières.
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Duhamel, vieux con ? Il y a un côté bilieux et aggressif (on dirait aujourd'hui politiquement incorrect ?) dans son texte, qui est écrit pour un public indéniablement européen. Mais force est de constater que l'auteur a raison, que ses prédictions se sont réalisées en partie. Je suis plutôt intéressé par la sauvagerie de cette modernité, dont je ne saurais dire si elle ne nous choque plus parce qu'elle a su s'adoucir ou parce qu'elle nous a formaté.

Mais ce livre est justement précieux car il peut servir de point de départ à une telle interrogation. C'est une pierre de touche. Je ne partage pas du tout l'opinion de Duhamel sur le cinéma, mais je lui sais gré d'avoir eu le courage de livrer son ressenti, d'avoir eu l'honnêteté de fixer son regard d'homme du début des années 1930. Un regard naïf, d'un monde qui n'a encore connu ni l'holocauste ni la bombe nucléaire.

Un monde plus petit, plus violent, moins aseptisé.

Un monde plus humain ?
zardoz6704
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le 23 sept. 2014

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