Orphelin, Jack Levitt grandit pendant la Grande Dépression. Épris de liberté, Jack veut et entend bien prendre : « Il savait ce qu’il voulait. Il voulait de l’argent. Il voulait une fille. Il voulait un repas nourrissant avec toutes les garnitures au menu. Il voulait une bouteille de whisky. Il voulait une voiture pour rouler à cent soixante à l’heure (…) Il voulait un automatique calibre 45. Il voulait un tourne-disques dans la grande chambre d’hôtel qu’il convoitait pour pouvoir traîner au lit avec la fille et le whisky tout en écoutant How High the Moon et Artistry Jumps. C’était ça qu’il voulait. Il ne lui restait plus qu’à se procurer toutes ces choses. Il se sentait déjà mieux, rien qu’à inventorier ses désirs. »
Après l’orphelinat viendra la maison de correction et, plus tard, la prison, à San Quentin. Le lien qu’il tisse avec Billy Lancig, son codétenu, et surtout la forme d’amour tragique qui les unit, le poussera à tenter de retrouver une vie normale dans un monde qu’il veut apprivoiser et qui peine à l’apprivoiser lui.

Publié en 1966, il aura fallu quarante cinq ans et une première traduction aux éditions Cambourakis en 2011 pour que Sale temps pour les braves nous parvienne. Et pourtant, indéniablement, ce roman gagne à être connu. On nous dit en introduction à ce roman que Don Carpenter était un proche de Richard Brautigan. De fait, on trouve dans son roman à la fois l’aspect libertaire de la littérature de ces écrivains, avec par exemple Ken Kesey, qui font le lien entre la Beat Generation et la contre-culture des années 1960, en même temps qu’un grand travail stylistique.
Après une courte, sèche mais violente introduction mettant en scène la rencontre des parents de Jack Levitt, Don Carpenter nous entraîne dans le sillage de son personnage de la fin de son adolescence jusqu’à sa propre paternité. Il nous présente sans emphase ni pathos inutile la trajectoire d’un homme et de quelques uns de ses semblables, fugueurs que personne ne recherche vivant à la marge et habités d’une farouche et désespérée volonté d’exister. D’être, mais aussi d’avoir.

Cynique et fataliste, Jack Levitt représente cette jeunesse aussi perdue qu’abandonnée dont la société n’attend plus rien et qui n’attend rien d’elle en retour. Il ne s’agit pas pour lui de défier l’ordre établi, mais de simplement l’ignorer pour poursuivre son chemin en essayant de ne pas le payer trop cher : « Quant aux véritables crimes qui avaient marqué son existence, le crime d’être né orphelin, celui d’avoir un physique puissant et rapide, celui d’être dépourvu d’une conscience puritaine, celui de vivre dans une société où tout le monde, dont lui, acceptait que le crime existe sans se rebeller : eh bien, il était entièrement coupable de tout cela aussi, comme tout le monde. Donc, ça n’avait pas grande importance. L’astuce était d’éviter d’être « puni » pour ses « crimes ». Il décida que se battre contre les autorités, regimber, reviendrait à admettre qu’ils avaient raison et qu’il avait tort. Mais bien sûr, le tort et la raison n’existaient pas. Alors mieux valait coopérer et tout faire pour atténuer le châtiment. »
Refusant l’auto apitoiement et de devoir quoi que ce soit à cette société dont il estime qu’elle est aussi pourrie que lui, Jack Levitt s’enferme en lui-même et apparait comme un personnage tragique marqué par un violent désir d’obtenir plus que ce que le destin lui a accordé mais que le monde dans lequel il évolue ne cessera de rappeler à sa condition et à sa faute originelle : celle d’être né.

Sombre et désespéré, Sale temps pour les braves, porte en lui le souffle de ces fameux « grands romans américains ». Du formidable et complexe personnage de Jack Levitt à l’écriture tout en finesse en passant par ce grand talent de conteur qui lui permet de nous accrocher même lorsqu’il se lance dans la description de parties de billard a priori incompréhensibles, Don Carpenter signe là une œuvre magistrale que l’on découvre avec bonheur.
EncoreDuNoirYan
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le 4 juin 2013

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