Avant son exil en France et l'écriture du cycle de Harlem (avec pour personnages récurrents les inspecteurs Ed Cercueil et Fossoyeur Jones), Chester Himes s'était d'abord attaché à partager ses observations et questionnements à travers le racisme de son pays natal, les États-Unis d'Amérique. Que d'ironie dans cette forme longue. Pas étonnant que l'écrivain en ait fait sa signature. Et il y avait de quoi sourire devant telle dénomination compte tenu de son effroyable passif en termes de discriminations, ségrégation et crimes contre l'humanité envers les populations noires, indiennes ou asiatiques. Un traitement que Himes s'est vu administrer dès le plus jeune âge, parce qu'il était né de parents afro-américains. Puis au cours d'un séjour en prison, il découvre la littérature policière et tragique. Ici furent plantés les germes d'un artiste en devenir. Sa palette en main, il l'utilisera pour recouvrir ses écrits d'une couche de réalisme sociétal. Bien avant que l'humour n'en colore les récits, la prose était grave, fiévreuse. S'il braille, lâche-le n'est pas une nouvelle, c'est une plongée. Nourrie des souvenirs de son auteur (qui fut effectivement manœuvre dans l’industrie de guerre à Los Angeles), la descente aux enfers traversée par Bob Jones s'étend au delà de ces 300 et quelques feuillets.
La focalisation interne met sur la voie (on suit l'intrigue à travers le point de vue de Bob) mais il y avait largement de quoi deviner. À travers lui, c'est bien Himes qui témoigne des mécanismes broyant l'individu pour sa couleur de peau. Une société violente par tradition historique pourrait-on dire, et qui entend bien perpétuer ce cycle pour enclaver ses victimes. Si l'esclavagisme est aboli, la séparation raciale sera instaurée, et les privilèges iront aux mêmes : meilleurs droits, meilleurs conditions de vie, meilleurs emplois, meilleurs salaires,...Les populations noires n'avaient plus qu'à se soumettre et s'accommoder (le tristement célèbre compromis d'Atlanta, scandé par Booker T Washington, pourtant défenseur des droits afro-américains). Ou alors à retourner cette injustice contre d'autres populations exploitées ou discriminées, contribuant à poursuivre la spirale de la persécution. Et dans le cadre d'une vengeance ou d'une éventuelle révolte, les institutions devenaient le bras armé du suprématisme blanc.
Tout cela, Himes vous invite à le ressentir. Par le simple transfert, en jouant sur un ressors aussi humain que l'empathie. Bien malin celui qui pourra prétendre imaginer l'ampleur des sévices, des préjudices bien ancrés dans la mémoire de celui qui connait l'Histoire, le passif sanglant, les humiliations quotidiennes, du simple regard pesant aux gestes scandaleux, en passant par les attentes infligées et autres "aléas" toujours plus pénibles. Tout cela pour rythmer la vie d'un afro-américain qui doit la régler constamment en fonction de ce que sa couleur lui interdit de faire (en voiture, au restaurant, à son travail,...). Le lecteur se prend tout ça, au fil des pages, et jamais l'impression de dramatisation ne se fait sentir. Comme Bob, on veut que ça s'arrête, qu'une lueur d'espoir perce l'horizon. Jusqu'à ce qu'on réalise que même l'obtenir ne serait qu'une nouvelle déconvenue étant donné qu'elle ne devrait même pas faire l'objet d'un si long chemin de croix. Il n'est pas banal que les seuls moments où Bob parvient à se sentir américain sont les moments où il désire tuer son opposé, à l'image d'une nation née sur le massacre et la spoliation. Au delà, l'existence qui nous est contée est douloureuse, déchirante. Si cruelle qu'elle poursuit même notre héros dans ses rêveries, où l'absurdité et l'hostilité de son pays lui reviennent en pleine figure.
Vous l'aurez compris, S'il braille, lâche-le est un livre difficile, quand bien même l'écriture concentrée de Chester Himes permet de l'engloutir rapidement. N'empêche qu'il reste sur l'estomac. Et c'était un peu l'idée, nous placer dans la situation de celui ou celle qui fait face à quelque chose qu'on ne connait pas. Un moyen comme un autre pour (re)créer du lien entre tous, et cela passe d'abord par ça. L'empathie, l'écoute, pour trouver un semblant de compréhension envers l'autre. Certains se lancent en campagne, d'autres lèvent le poing, prennent une caméra, tapotent sur le clavier. Chester Himes a juste pris un crayon et parlé de ce qu'il connait. Ça a l'air de rien et c'est pourtant à partir de là que ça commence.

ConFuCkamuS
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le 20 juil. 2021

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