Francis Lacassin a eu la très belle idée de réunir 93 textes de Jack London issus d'articles, de critiques et de lettres. Cet ensemble aurait pu porter le titre « Jack London par Jack London ». Il nous permet de mieux connaître l'homme mais surtout l'écrivain, un écrivain conscient du monde, des autres, de ce qu'ils sont et font, mais encore conscient de lui-même et surtout de son œuvre.
Cet ouvrage foisonnant est bien structuré. Il nous fait découvrir ou redécouvrir Jack London sous ses diverses facettes.
Il est composé de quatre parties bien distinctes : 1 - L'écrivain et la profession, 2 - L’écrivain et l’écriture des autres, 3 – L'écrivain et son œuvre, 4 – L'écrivain et le cinéma.


1 - L'écrivain et la profession


Dans cette première partie, nous découvrons un Jack London conscient de son métier qu'il prend à bras le corps, de manière passionnée, lucide et maîtrisée. Malgré sa modeste condition, très jeune, il a beaucoup lu :



J'étais un lecteur omnivore, surtout parce que les choses à lire
étaient rares.



Il est conscient de ses années d'apprentissages, notamment par la fréquentation des bibliothèques publiques :



 Là, je trouvai accès au vaste monde de la bibliothèque publique
gratuite d'Oakland.



Il nous fait vivre tous les aspects du métier d'écrivain aussi bien du point de vue de l'écriture que du point de vue pratique, comme Comment se faire imprimer ou éditer. Nous sommes entraînés dans son combat pour la création mais encore dans sa lutte contre ce qu'il appelle « les crimes des rédacteurs en chef ». Il s'insurge contre la censure qu'il a pu subir, contre les difficultés à faire accepter certains textes ou idées. Il définit ce qu'est un écrivain ou ce qu'il n'est pas. Il n'occulte pas la reconnaissance dans Comment se faire un nom  ou Comment avoir du succès. Il élabore Une philosophie de l'écrivain qui a quelque chose à dire. Il souligne également le paradoxe entre le fait de pouvoir gagner sa vie en écrivant tout en n’abandonnant pas la création au sens noble du terme.


2 - L’écrivain et l’écriture des autres


Jack London s'attache ici à nous brosser les portraits des auteurs qu'il admire. Il fait l'éloge de livres qui l'ont particulièrement marqué et influencé, que ce soit : Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand, les œuvres de Robert Louis Stevenson, de Rudyard Kipling, Au cœur de la vie d'Ambrose Bierce, La jungle d'Upton Sinclair, celles de Joseph Conrad ou encore La philosophie du style d'Herbert Spencer. Il donne des conseils à de jeunes écrivains et n'hésite pas à les secouer lorsqu'il estime qu'ils font fausse route, comme dans Lettre à un jeune écrivain et Conseils à une consœur.
Dans l'article Mort Kipling, il ressuscitera !, il n'hésite pas à critiquer l'hypocrisie des prosateurs faiseurs d'éloges funèbres, notamment sur Kipling récemment disparu, les traitant de « messieurs voltigeants et babillards » et « enclins à discourir longuement ».


Il a une vision claire des artistes qui resteront :



Parmi les artistes, seuls survivront ceux qui ont parlé justement de nous. Leur vérité doit être la plus profonde et la plus significative, leurs voix claires et fortes, nettes et cohérents. Des demis-vérités et des vérités partielles ne passeront pas plus que les petites voix flûtées et les chants chevrotants. Leurs chants devront avoir une dimension cosmique.



Je ne vous révélerai pas la fin de l'article dans lequel London se fait critique sans malveillance, subtile et lucide.


3 - L'écrivain et son œuvre


Jack London défend ses textes avec ferveur ainsi que ses idées à travers des œuvres comme Le peuple de l'abîme, L'appel de la forêt, Le loup des mers, Croc-Blanc, Révolution, Avant Adam, Le Talon de fer, Martin Eden et bien d'autres. Il nous dévoile avec talent certains processus de création, les circonstances de leurs rédactions et de leurs publications. Nous y apprenons beaucoup de choses.


Croc-Blanc n'est pas une suite de L'appel de la forêt mais son jumeau inversé :



Au lieu de la régression et de la décivilisation d'un chien, je vais montrer l'évolution, la civilisation d'un chien – développement des qualités domestiques, loyauté, affection, moralité et de toutes ses ressources et vertus.



La force des forts est une riposte à Kipling :



Il y a quelques temps, Kipling s'est livré à une attaque contre le socialisme sous la forme d'une parabole ou nouvelle intitulée Melissa, dans lequel il exhalait son chauvinisme et démontrait que la coopération entre les individus robustes en vue de s'opposer à la guerre était le signe de leur dégénérescence. J'ai écrit la Force des forts comme réplique à son attaque.



A propos de Martin Eden, il confesse :



Comme je l'ai dit dans le cabaret de la dernière chance, je suis Martin Eden. Je n'avais pas l'intention de mourir, mais j'ai connu amplement, d'un bout à l'autre l'expérience de Martin Eden. Celui-ci est mort, parce qu'il était individualiste, je vis parce que j'étais socialiste et que j'avais une conscience sociale.



Il fut à de nombreuses reprises accusé de plagiat et s'en défend avec force. Pour L'appel de la forêt, il fut accusé d'avoir plagié à neuf endroits l'ouvrage documentaire d'un certain Young, Mes chiens du Grand Nord. Il rétorque ainsi :



Les écrivains de fiction ont toujours considéré les expériences réelles de la vie comme un terrain d'exploitation licite – en fait, tout roman historique est un exemple d'exploitation fictive de fait réels et déjà racontés ».



Il continue plus loin :



Vraiment, accusé de plagiat dans un cas pareil, c'est faire un usage abusif de la langue anglaise. Pour être correct, il faudrait substituer « sources utilisées dans L'appel de la forêt » au mot « plagiat ».



D'autres accusations de ce genre que je vous laisse découvrir ne l'épargnèrent pas. Les succès suscitent bien souvent certaines jalousies.


Enfin, non content de lutter contre les remises en cause de l’authenticité de ses expériences, il lutta aussi contre les contre-sens véhiculés par la critique :



J'ai écrit encore et encore des livres qui ont manqué leur but. Il y a de longues années, tout au début de ma carrière d'écrivain, j'ai attaqué Nietzsche et sa Théorie du surhomme. C'était dans Le Loup des mers, pas un ne s'est aperçu qu'il s'agissait d'une attaque contre la théorie du surhomme.



4 – L'écrivain et le cinéma.


Jack London s'est intéressé au cinéma et notamment à l'adaptation de ses œuvres sur grand écran. Dans cette partie, il nous fait part de ses « illusions et de ses désillusions » vis à vis de l'industrie cinématographique, à travers l'adaptation de son roman Le Loup des mers. Il a néanmoins eu des satisfactions, car il croyait en ce nouvel art. Pour preuve, dans Des portes bientôt ouvertes :



Quelles étendues de découvertes dans le monde invisible s'ouvre devant l'esprit quand il contemple le cinéma sur le terrain de l'éducation ! Dans l'évocation et dans l'action , le cinéma est le moyen d'expression suprême et il en transmet le mobile sous-jacent peut-être mieux que ne pourrait le faire l’alphabet. Le monde microscopique s'étant devant nous, inexploré pour une large part. Le cinéma aiderait à ouvrir de nombreuses portes.



Pour ne jamais conclure


Jack London fut aventurier, « chercheur d'or, fermier, ouvrier, vagabond, marin », fervent « militant socialiste, journaliste, romancier et théoricien des lettres ». Il fut aussi grand reporter et photographe.(1) Sa véritable profession fut écrivain au sens noble du terme. Son écriture et sa vie se sont entremêlées. Tout ce qui l'a porté à l'écriture, il le puisa de la vie, de ses expériences, des expériences des autres, du monde, des maîtres qu'il a admirés et des choses qu'il a lus dans l'actualité écrite par ses contemporains. Nous pouvons, selon moi, toujours parler de lui au présent, car lorsque nous le lisons, sa présence nous traverse de part en part.
C'est un être entier et sans concession. Son œuvre est totalisante.(2) Sa lutte pour la vie, pour la défense des plus faibles, pour la liberté d'être et de créer se retrouve dans ces textes. Nous découvrons un London défendant l'écriture corps et âme, comme création mais encore comme combat, lutte contre tout ce qui pourrait la contrarier ou la détruire.


En guise non-conclusion, je laisse la parole à Francis Lacassin dont j'ai puisé dans le merveilleux texte un certain nombre de mots, car je n'aurais pas fait mieux :



L'écrivain tel que Jack London le définit à travers ces quatre vingt treize textes, est un homme qui ne doit pas accepter la vie et le monde comme ils sont. Il peut s'y faire une place s'il a foi en lui, s'il est prêt à lutter et à s'imposer les plus grand efforts pour réussir : voici qu'il ressemble comme un frère à n'importe quel héros de l’œuvre de London. et cela parce que militant socialiste ou chercheur d'or, fermier ou marin, ouvrier d'usine ou écrivain, romancier ou théoricien des Lettres, dans chacune de ces incarnations, Jack London ne cesse jamais d'être Jack London. 



Note :


(1) Grand reporter avec Le Peuple d'en bas ou Le peuple de l'abîme : https://www.senscritique.com/livre/Le_Peuple_d_en_bas/482461 et photographe, voir Jack London photographe : https://www.senscritique.com/livre/Jack_London_photographe/7937942


(2) Totalisante : sens philosophique qui synthétise un grand nombre d'éléments, ou de choses.


Annexe :


L'ouvrage est formidablement complété par une passionnante filmographie des adaptations des romans de Jack London de 1908 à 1974, Jack London à l'écran. Elle fut élaborée par Jean-Claude Romer, acteur, scénariste et grand critique de cinéma. Les éditions 10/18 sont à saluer. De D.W. Griffith en passant par W. A. Wellman, cet enrichissement est fort précieux pour les amoureux de l’œuvre de London et les cinéphiles. L'ouvrage a été réédité aux Belles Lettres en 2016. Il est fort dommage que cette filmographie n'y figure plus. Problèmes de droits ? Il aurait été intéressant de la voir augmentée jusqu'à nos jours. Voir ma liste Jack London, une filmographie : https://www.senscritique.com/liste/Jack_London_une_filmographie/1816709


Liens :


Jean-Claude Romer : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Claude_Romer


Profession : écrivain aux Belles Lettres (2016) : https://www.lesbelleslettres.com/livre/2161-profession-ecrivain


Profession : écrivain sur sens critique : https://www.senscritique.com/livre/Profession_ecrivain/19256744

ManuKat
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 15 sept. 2017

Critique lue 492 fois

37 j'aime

38 commentaires

ManuKat

Écrit par

Critique lue 492 fois

37
38

Du même critique

Profession : écrivain
ManuKat
10

Jack London, écrire, vivre et lutter

Francis Lacassin a eu la très belle idée de réunir 93 textes de Jack London issus d'articles, de critiques et de lettres. Cet ensemble aurait pu porter le titre « Jack London par Jack...

le 15 sept. 2017

37 j'aime

38

Moi, Daniel Blake
ManuKat
8

Le citoyen Daniel Blake

J'avoue m'être emballé à la vision de ce film. On peut reprocher plein de choses à Loach, mais faire une œuvre à caractère social est un exercice difficile. Dans En un combat douteux de Steinbeck,...

le 4 nov. 2016

26 j'aime

29

La Chute dans le Néant
ManuKat
9

L'homme qui rétrécit version française

Marc Wersinger est un auteur dont on ne sait presque rien. Il est pourtant le créateur de ce roman puissant qui semble cheminer là où Richard Matheson n'a pas osé aller dans L'homme qui rétrécit . Ce...

le 1 janv. 2016

17 j'aime

10