Tout commence en 1900, lorsque l’Islandais Valdimar Ásmundsson, fondateur et rédacteur en chef du journal Fjallkonan, décide de publier en roman-feuilleton l’œuvre de Bram Stoker, publié en 1897 et encore inédit en Islande. Se chargeant lui-même de la traduction, Ásmundsson fit naître une œuvre hybride, en grande partie réarrangée et n'ayant pour point commun avec le roman originel que les grands axes narratifs. La question qu'il convient de se poser est de savoir comment un traducteur a pu se permettre tant de libertés et quelles en sont le résultat.
Renommé Makt Myrkranna (Pouvoirs des ténèbres en français) pour le marché islandais, le roman ne respecte pas la plume de Stoker. Alors que celui-ci y avait inclus beaucoup de dialogues, Ásmundsson les remplace par de longues promenades méditatives. La spécificité de Dracula réside dans le fait que le roman est épistolaire, or ici, on a substitué les correspondances à un narrateur omniscient. Le voyage de Jonathan Harker en Transylvanie est plus long de deux-tiers et l'histoire globale a été raccourcie. En ce qui concerne les ajouts, Ásmundsson y a incorporé des références à la littérature scandinave médiévale ainsi qu'une relation ambiguë entre Van Helsing et les protagonistes mâles de l'histoire, tout ceci agrémenté de luxure et de querelles de saloon. Bien que l’œuvre de Stoker ne soit pas en reste concernant les allusions sexuelles, cf. les références subtiles à la fellation et aux fluides corporels, le but de ce dernier était plus profond que l'esprit licencieux de son cousin islandais. En effet, Stoker utilisait ces métaphores pour élaborer la notion d'antéchrist et la soif de sang comme l'opposé de la Communion. Ici, cependant, Harker est souvent déconcentré par la poitrine de ses amies, et des épisodes plus charnels seront ajoutés à l’œuvre.
Qu'en est-il alors de ce « Dracula» ? Vraie traduction ou délire d'éditeur visant à faire de l'argent facile sur une œuvre anglo-saxonne au potentiel fabuleux ? Ce qu'il faut tout d'abord savoir c'est que Bram Stoker a beaucoup retravaillé son œuvre comme en attestent les différentes notes, annotations, ébauches et esquisses retrouvées récemment. Deuxièmement, la traduction internationale d'un œuvre n'était pas aussi organisée et méthodique qu'elle ne l'est aujourd'hui. En 2014, H. Corneel de Roos, spécialiste de Dracula, découvre à Reykjavík l'intégrale de Makt Myrkranna. S'attelant à la tâche de retraduire l’œuvre en anglais, il découvrit toutes les modifications qui y avaient été effectuées et se mit à la recherche de la raison qui avait motivé Ásmundsson à procéder à tant de changements. Stoker a écrit une préface à l'édition islandaise, ce qui indique déjà que celui-ci avait connaissance de la publication insulaire et qu'il avait certainement lui-même fourni le matériel nécessaire à la traduction. Il écrit :



Je n'ai eu qu'à retirer des éléments mineurs à l'intrigue, et ainsi laisser le soin aux personnes responsables [de la traduction] de relater leurs expériences de la même manière que celles vécues initialement lors de l'écriture de ses pages.



On a ici une allusion clairement faite à un remaniement du texte de la part de Stoker, ainsi qu'une liberté laissée aux traducteurs, mais cependant pas assez pour expliquer la disparition du style épistolaire ou l'ajout de plusieurs scènes totalement étrangères à l’œuvre. De Roos propose une explication qui serait que le manuscrit que Stoker avait fourni à Ásmundsson ne serait tout simplement pas celui qui avait été utilisé pour l’œuvre que l'on connaît aujourd’hui mais un premier jet. Bien que l'on ne connaisse toujours pas le fin mot de l'histoire et qu'il est fort probable que celui-ci reste un mystère à tout jamais, l'éventualité que cette « version » soit une forme alternative à Dracula – que Stoker aurait fini par abandonner – permettrait à tout passionné du Comte d'entrevoir ce que Stoker avait initialement en tête et ainsi approfondir et élargir l'univers de Dracula. Pour citer Dacre Stoker, arrière-petit neveu de Bram Stoker : «Makt Myrkranna est un nouvel exemple de l'immortalité de Dracula ».


SOURCE:
• Fleming, C. (2017) The Icelandic Dracula, The Guardian.
[En ligne] https://www.theguardian.com/books/2017/apr/19/icelandic-dracula-bram-stoker-translator-powers-of-darkness-valdimir-asmundsson-makt-myrkranna

AlexisVantilcke
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le 7 avr. 2018

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